25e August 1761 au château de Ferney par Genêve
Monsieur,
J'ai reçu les deux Lettres du 28e juin et du 3e juillet, dont vôtre Excellence m'a honoré, par la voie de Mr De Soltikoff.
Vous sçavez qu'en attendant que je me dévoüe entièrement à Pierre le grand, je m'amuse avec Pierre Corneille, et que cet ouvrage étant fait de concert avec L'académie française, poura être très utile à tous ceux qui veulent bien nous faire L'honneur de parler nôtre langue. Ce sera pour moi un honneur infini, un grand encouragement pour les arts que vous protégez, et pour la jeune héritière du nom de Corneille, qu'on puisse voir à la tête des souscriptions, le nom de vôtre auguste souveraine, et le vôtre, avec ceux de deux ou trois de vos amis.
Je crois avoir déjà mandé à vôtre Excellence que le Roy de France a souscrit pour la valeur de deux cent éxemplaires, et plusieurs princes à proportion. Je dois aussi vous avoir dit, Monsieur, que nous ne voulons que des noms, et que les paiements ne se feront qu'après l'impression du premier volume. Je me fais une joie extrême, de voir cette entreprise honorable, secondée par le Mecène de la Russie.
Ce travail ne m'empèche pas d'amasser toujours des matériaux pour vôtre monument. Je ne rebute rien, dans l'espérance de trouver quelque chose d'utile dans le fatras des plus grandes inutilités; je suis trompé quelquefois dans mon calcul. J'acquiers quelque fois de gros paquets de manuscrits, où je ne trouve rien du tout; d'autres qui ne sont remplis que de satires, et d'anecdotes scandaleuses, que je ne manque pas de jetter au feu, de peur qu'après moi quelque Libraire n'en fasse usage. Heureusement, toutes ces satires sont très mal écrites; et s'il en reste quelques unes qui aient échapé à mes recherches, elles ne feront pas fortune.
Ma santé ne me permet près que plus de sortir de Chez moi. La consolation de mes dernières années, sera uniquement de travailler pour vous; car je compte que Corneille ne me coûtera pas plus de quatre à cinq mois. Disposez de tout le reste de mes moments. Nous ne tarissons point sur le compte de vôtre Excelence Mr De Soltikoff et moi, nous ne parlons de vous qu'avec Entousiasme. Le cardinal Passioneï était le seul homme en Europe qui vous ressemblât, nous venons de le perdre, il ne reste que vous dans L'Europe, qui donniez aux arts, une protection, distinguée, constante, et éclairée; et je vous regarde après Pierre le grand, comme l'homme qui a fait le plus de bien à vôtre nation.
J'ai L'honneur d'être avec les plus tendres sentiments, et le respect le plus sincère
Monsieur
De Vôtre Excellence
Le très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire