Ferney 26 [June 1761]
Je n'ai guères la force d'écrire, parce que depuis quelque temps j'écris jour et nuit.
Mes anges sçauront que je rends grâce au corsaire qui a fait imprimer Zulime. L'impression m'a fait apercevoir d'un déffaut capital qui règnait dans cette pièce: c'était l'uniformité des sentiments de L'héroïne, qui disait toujours, j'aime; c'est un beau mot, mais il ne faut pas le répéter trop souvent, il faut quelquefois dire, je hais. Je commence à être moins mécontent de cet ouvrage que je ne l'étais, et je me flatte enfin qu'il ne sera pas tout à fait indigne des bontés dont mes anges l'honorent. Il sera prêt quand ils l'ordonneront. Je n'abandonnerai pourtant ni mes moissons, ni mon Eglise, ni ma petite négociation avec le Pape.
Je relis cet infâme, et cet excommunié Corneille avec une grande attention. Je l'admire plus que jamais en voiant d'où il est parti. C'est un créateur, il n'y a de gloire que pour ces gens là. Nous ne sommes aujourd'hui que de petits écoliers. Je suis persuadé que mes notes au bas des pages des bonnes pièces de Corneille ne seront pas sans utilité, et sans agrément: elles pouront former une poëtique complette sans avoir l'insolence et l'ennui du ton dogmatique.
Je suis résolu à ne faire imprimer que le nombre des exemplaires pour lesquels on aura souscrit. Les petites Editions seront au profit des Libraires, et s'il y a, comme je le crois quelque amour de la véritable gloire dans la nation, la grande Edition assurera quelque fortune aux héritiers du nom du grand Corneille. Je finirai ainsi ma carrière d'une manière honorable, et qui ne sera pas indigne de l'ancienne amitié dont mes anges m'honorent. Je les supplie de vouloir bien me procurer sans délai le nom de Mr le Duc D'Orleans, par Mr de Foncmagne afin que je l'imprime dans le programme.
Je voudrais avoir celui de mr le premier Président, il me le doit en dédommagement de la banqueroute que son beaufrère m'a faitte; jamais mon entreprise ne vaudra au sang de Corneille la moitié de ce que Bernard m'a volé. Je crois avoir déjà prévenu mr le comte de Choiseuil l'ambassadr que je ne doutais pas qu'il n'honorât ma liste de son nom, et j'attends ses ordres. Je demande la même grâce à Mr de Courteilles; à mr de Malzherbes, à made sa sœur, et à tous les amis de mes anges.
Je désirerais passionément la souscription du président de Menière, et de quelques membres du Parlement pour expier les sottises de mtre Le Dain et de me Omer.
Je n'ai point encor écrit à Mr le Duc de Choiseuil sur cette petite affaire. Je supplie Mr Le comte l'ambassadeur, d'avoir la bonté de lui en parler. Ils sont aussi tous deux mes anges, je vous baise à tous le bout des ailes, et je recommande à vos bontés Cinna, Horace, Sevère, Cornélie, et la cousine issüe de germaine de Cornélie. Si on me seconde avec quelque vivacité, cette édition ne sera qu'une affaire de six mois.
Nièce, et Cornélie chifon, et V. vous disent tout ce qu'il y a de plus tendre.