aux Délices par Geneve 25 juin 1761
Eh bien monseigneur, Scipion est donc à Linterne et gaudet tellus cardinale aratore.
En qualité d'homme retiré du monde, j'ay droit à vos bontez. J'en ay encor plus comme tuteur de Mademoiselle Corneille. Vous savez que l'académie se propose de donner les auteurs classiques du siècle de Louis 14 avec des remarques. Elle et notre siècle seraient honorez si vous daigniez vous charger des oraisons funèbres de Bossuet. Je n'ay pris la liberté de me faire le commentateur de Corneille qu'en me flattant qu'un de ses faibles élèves qui a chez luy l'héritière de ce grand nom serait plus excusable qu'un autre. Je compte mettre des nottes historiques et critiques au bas des pages dans les pièces qui sont dignes du père de notre scène. Cet ouvrage poura être utile aux étrangers, et même aux Français. On imprimera par souscription. On ne payera rien d'avance. Toutte l'académie souscript. M. le duc de Nivernois souscrit pour 10 exemplaires. Le bénéfice sera pour le père et pour la fille, seuls restes de la famille de Corneille. Vous savez dans quelle misère affreuse cette demoiselle est née, et quelle triste éducation elle a reçüe. Elle est arrivée à 18 ans sans savoir ny lire ny écrire. Mais son âme est celle de Cornélie. Quand les Anglais aprirent qu'il y avait une fille de Milton dans la pauvreté, elle fut riche en une demi heure. J'y étais; je m'en souviens; et j'espère que notre nation égalera l'Angleterre en générosité. L'exemplaire coûtera 40lt. On ne payera rien d'avance. On n'attend qu'un nombre convenable de souscripteurs pour commencer. Votre nom imprimé à la tête du prospectus encouragera la nation. Cette entreprise terminera heureusement ma carrière. Il est dur de la finir sans revoir votre Eminence. Je ne vois pas ce qui vous empécherait de passer par la Bourgogne, quand vous repasserez, car il faudra bien que votre Eminence repasse. Elle est encor jeune. Elle a un beau présent et un bel avenir. Si alors elle daignait Coricum videre senem cui pauca beati jugera ruris erant, je mourrais content. Agréez le tendre respect de votre vieux serviteur et indigne confrère
Voltaire