1771-02-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Honorine Crozat Du Châtel, duchesse de Choiseul.

Vous prétendez donc, Madame, être fort orgueilleuse?
Il y a bien des personnes qui en éffet le seraient si elles étaient à vôtre place. Je m’imagine que vous mettez vôtre orgueil à être bien douce, bien égale, bien préparée à tout. C’est un fort bon vice que cet orgueil là. Il n’y a point de vertu cardinale et Théologale qui aproche de ce péché mortel.

Pour moi je suis obligé de mettre mon petit orgueil à souffrir l’aveuglement prèsque total où je suis réduit dans une enceinte de quatre vingt lieues de neiges, la goute et tous ses accompagnements, et tout ce que la vieillesse traine après elle. Ainsi, quand dans mes premiers transports je disais que je me ferais porter en brancard du mont Caucase où je demeure sur les bords de L’Oronte chez le grand Barmécide, comme homme à lui apartenant, c’était suposé que je fusse encor en vie, et que j’eusse un firman par écrit. Madame sçait ce que c’est qu’un firman en arabe et en Turc. Je suis, Madame, un mort fort orgueilleux, mais non pas indiscret.

Je ne sais si le bienfesant Barmécide trouvera bon que le jour même qu’on sçut au mont Caucase la nouvelle de son voiage à la campagne, les commis des douannes du Calife, aient fouillé dans les poches de mes nouveaux Colons, et leur aient pris tout ce qu’ils portaient. Pour moi j’ai trouvé ce trait abominable. Il n’y a plus de générosité musulmane sur la terre. Allah nous en punit. Nous éprouvons la famine en attendant la peste; car pour la guerre le bienfesant Barmécide nous en a préservez immédiatement avant d’aller à sa belle campagne sur l’Oronte.

Je m’imagine qu’àprésent vous placez ce bel orgueil dont vous me parlez, à mettre de l’ordre dans vos affaires, après que le vizir s’est amusé pendant douze ans à régler celles de l’Europe. C’était ainsi qu’en usait Scipion à Linterne. Je ne crois pas que Linterne valût Champtelou, ni que Scipion eût fait d’aussy grandes dépenses, ni qu’il eût été aussi généreux, ni que madame Scipion valût Madame Barmécide.

Il aimait un peu les vers de Terence; il avait raison car Térence écrivait très purement dans sa langue, et il n’emploiait jamais que le mot propre. Comme je n’ai pas le même talent, je n’ose vous envoier une épitre au Roi de Dannemark sur la liberté qu’il a donnée dans ses états d’écrire et d’imprimer tout ce qu’on voudrait. Il est ridicule que je fasse des vers arabes à mon âge; aussi vous voiez que je ne les montre qu’en tremblant.

Je me mets en prose à vos pieds, Madame, tout imperceptibles qu’ils sont. Je présente mon respectueux et inviolable attachement au généreux Barmécide, ainsi qu’à Madame la Duchesse de la grande montagne. Aureste, les échos du mont Caucase se joignent à tous les autres échos.

Partout également on vous chante, on vous loue;
On vous voit par tout du même œil;
Vous êtes adorée, et tout le monde avoue
Que vous avez raison d’avoir beaucoup d’orgueil.