12e juin 1776
Nôtre belle bienfaictrice, ce n'est pas moi assurément qui suis le patron du village, c'est bien vous qui êtes la vraie patrone de la Colonie.
Vous comblez nôtre architecte de vos bienfaits. Je présume qu'il vous aura mis au fait de l'état brillant et un peu équivoque de nôtre fondation. Il vous aura dit, sans doute, que vôtre autre protègé st Géran, est devenu un de nos citoiens, et que tout deux achêvent de bâtir et d'embellir un très joli théâtre, sur lequel on donnera des Spectacles dans quinze jours. St Geran même se flattait de faire venir Lekain et Mlle St Val. Il comptait demander vôtre protection et celle de Mr D'Argental pour faire venir de Paris ces deux personnes, qui auraient donné tant de gloire à notre païs, mais j'ai bien peur que de si grandes espérances ne s'évanouissent.
Pendant que nous bâtissons un cirque comme les anciens Romains, nous relevons le palais Dauphin qui était tombé, comme vous savez, et il apartient à deux de vos vassaux qui sont sous les ordres de Monsieur le Marquis De Gouvernet vôtre frère. Ce sont de gros négociants de Mâcon.
Tout celà est un peu romanesque. Il y avait à Lausanne une voiageuse qui passait chez les gens qui aiment les grandes avantures, pour être la veuve du Czarovitz, assassiné par son père Pierre 1er , héros du nord et parricide. Cette dame, quelque tems après n'avait été que comtesse, aulieu d'être Impératrice. Ensuite on l'a intitulée présidente. A la fin, elle est venue chez nous simple conseillère. Elle est veuve d'un conseiller de Rouen, nommé Fauvelles d'Hacqueville; et l'ami Racle lui bâtit une maison prèsque à côté du château. A peine at-elle conclu son marché qu'elle est partie pour l'Angleterre ou pour la Russie après nous avoir donné parole de revenir dès que la maison serait prête. Nous avons actuellement dixhuit bâtiments commencés. Cela ressemble aux mille et une nuits, et ce qui pourait paraître encor plus fabuleux, c'est que le vieillard qui s'est épuisé dans toutes ces facéties n'a pas demandé le moindre secours au gouvernement pour l'établissement d'une Colonie qui fait un commerce de cinq ou six cent mille francs par an, et qui fait entrer de l'argent dans le roiaume. Il a imploré seulement les bontés de Mr De Trudaine pour faire paver dans Ferney deux grandes routes dont la Colonie est traversée. Mr De Trudaine nous a déjà accordé une partie de cette grâce, et a donné ses ordres pour le reste. Vous savez qu'il était à Ferney lorsque la fatale nouvelle arriva.
Il y a eu de grands changements dans ce monde depuis que je suis retiré entre le mont Jura et les Alpes. Je porte toujours dans mon cœur le ver rongeur qui me déchire depuis l'avanture du grand Barmécide. Je ne me console point de l'injustice que ce grand homme m'a faitte en me croiant ingrat. C'est un crime affreux dont je suis incapable. J'ai toujours pensé que les places de l'aréopage ne devaient pas être vénales; je l'ai dit cent fois, et je le redis encor plus que jamais. Celà n'a rien de commun avec la générosité de Barmécide. Je ne pouvais certainement deviner dans mes cavernes que le nouveau chef d'un aréopage de passade avait le malheur d'être brouillé avec le plus magnanime de tous les hommes. En un mot je n'ai jamais discontinué de brûler mon encens au temple de Barmecide le bienfesant. Vous savez quelle a été ma douleur lorsque j'ai sçu qu'il me soupçonnait de l'avoir oublié. J'ai écrit quelquefois à Madame Barmecide pour me justifier, et si j'étais près de mourir j'écrirais encor.
Je vous avertis, nôtre chère protectrice, que je ne cesserai jamais de me plaindre à vous. Je vous demanderai toujours en grâce de bien faire voir quelle est mon innocence. Je vous importune souvent sur cet objet, mais les passions malheureuses sont plaintives, et je vous conjure de dire à cet homme sublime qu'il a fait un infortuné. J'aurais encor quatre pages à écrire, mais je me tais.
V.