1776-05-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

J'ose me servir de ma faible main pour remercier enfin mon charmant papillon de s'être ressouvenu de son hibou.
Vous êtes vraiment madame, papillon philosophe. Je vous rends votre titre que vous mérités si bien. Ce n'est pas que je me flatte de vous voir voltiger dans nos déserts et reposer vos belles ailes dans un pays dont vous avez été la protectrice et l'ornement.

Votre hibou sera toujours bien respectueusement, bien tendrement, bien tristement attaché à son brillant papillon. Mais je péris dans mon corps et dans mon âme. La retraitte des deux aigles qui me protégeaient est un coup qui m'accable.

C'est pour rire apparemment que vous parlez de donner de l'argent à Racle. Je crois vous avoir mandé que la maison était tombée, parce que Racle avait oublié de la soutenir par des étais lorsqu'il y creusait une cave en sous œuvre. Il rebâtit àprésent cette maison pour un négociant. Elle n'est plus faitte pour loger les grâces et l'esprit. De plus elle était offusquée par deux bâtiments voisins qu'on vient de construire. Pourquoi imaginiez vous de loger là, quand vous viendriez honorer nos chaumières de votre présence? pourquoy fuir notre châtau, tout chétif qu'il est? Songez vous bien qu'il aurait fallu attendre deux ans avant que votre maison fût meublée, et qu'elle aurait coûté plus de quatre vingt mille francs avant que vous eussiez pu y coucher?

Ne pouvant écrire longtems de ma main je donne la plume à l'ami Wagniere, car ma faiblesse devient de jour en jour, et d'heure en heure si insuportable que je ne puis rien faire de tout ce que les autres hommes font. Le désastre qui nous est arrivé en nous ôtant les deux apuis sur lesquels nous nous reposions, nous a frappés au milieu des plaisirs, comme un coup de tonnerre dans les beaux jours. St Géran bâtissait une Salle de Théâtre, et ses apartenances tout auprès de la place que vous aviez choisie. Mr De Trudaine venait de prendre des arrangements pour qu'on pavât notre hameau devenu ville. Mad. D'Invau et Mr De Trudaine ne songeaient qu'à se réjouïr. M. De Lille nous récitait de beaux morceaux de sa traduction de L'Enéide, lorsque tout à coup nous aprimes que nôtre beau rêve était fini. C'est ainsi que les espérances sont toujours trompées d'un bout du monde à l'autre.

La petite boëte de Mr de Talarelala est arrivée saine et sauve, quoique sans aucun avis. Je crois en avoir rendu compte, et si mes souffrances continuelles m'en ont empêché je répare ma faute, en vous disant qu'on a obéi sur le champ aux ordres de Mr de Talarelala.

J'avais toujours cru que Mr De Fargès était Intendant du commerce, j'en croiais l'almanach roial, le seul livre, dit-on, qui contienne des vérités; mais si l'almanach royal m'a trompé, à qui faudra-t-il jamais croire? Aureste je ne pense pas que je doive prendre ce moment pour fatiguer ni les Intendants du commerce, ni les Intendants des finances de mes requêtes en faveur de la Colonie. J'ai toujours remarqué que les prières des Rogations n'étaient bonnes à rien quand l'année était mauvaise. Le meilleur parti est de souffrir sans se plaindre. A quoi servirait-il d'avoir vécu quatre vingt deux ans comme j'ai fait, si je n'avais pas apris à me résigner. C'est ce que je souhaitte à un de vos amis, jeune homme de quatre vingts ans, qui n'a, je crois, de bon parti à prendre que d'être véritablement philosophe. Cette philosophie dont on a dit tant de mal, est pourtant l'unique consolation pour les esprits bien faits dans les malheurs de cette vie. Il n'y a que vôtre absence, papillon respectable et aimable, dont la philosophie ne peut consoler.

V.

Panrier fait partir aujourd'hui pour vous, une boête sous l'adresse de Mr D'Ogny.