1776-05-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Voicy, Madame, une avanture toute faitte pour ceux qui croiraient aux présages.
L'hôtel La Tour du Pin est tombé tout entier à Ferney. Racle s'était avisé de faire une cave en sous œuvre, prétendant soutenir la maison avec des Etais; il s'est trompé, la maison s'est écroulée en un moment, il a démoli le peu qui restait, et il n'y a pas actuellement le moindre vestige de maison. Si j'étais superstitieux je prendrais cet accident pour un avertissement du ciel, ce serait un signe évident que vous avez abandonné entièrement le vieillard de Ferney comme ses mazures. Ce malheur ne me serait pas arrivé si vous aviez daigné continuer à m'écrire. La maison est tombée comme moi dans vôtre disgrâce. Je suis malheureux de toutes façons. Tout est en décadence chez moi. L'horreur d'une vieillesse accablée de maladies est bien pire que la chute d'une maison. Mais tout celà joint au profond oubli dont vous m'honorez constitue l'état le plus misérable où un pauvre homme puisse se trouver.

Je n'ai rien sçu de la perte de cette maison, qui est très considérable, qu'après le départ de Mr De Trudaine. Il a passé à Ferney quelques jours avec Made de Trudaine et Made d'Invau. Il ne sait pas encor que cette grande maison est tombée, et que le reste est dédaigné par vous. Je ne lui en dirai rien dans mes Lettres; il semblerait que je demanderais du secours au ministère, et assurément je suis bien loin de faire une telle indiscrétion.

Aureste, cet accident n'est pas le seul qui me soit arrivé; il avait été précédé il y a quelques mois, de la chute d'une maisonette voisine. Me voilà au milieu des débris de toute espèce. J'y comprends les miens de quatre vingt deux ans et demi. Voilà par où il faut que tout finisse. Je souhaitte au héros de Champteloup plus de bonheur dans ses palais. Son âme sera toujours plus inébranlable qu'eux. Je cours à bride abatue au dernier moment de ma vie; je mourrai dans la rage de penser qu'il m'a cru capable d'oublier ses bontés. Cette idée désespérante me poursuit jour et nuit. Je voudrais qu'il sçût qu'il n'y a personne en France plus tendrement attaché que moi à sa personne. Je l'ai toujours révéré, et j'ose dire aimé autant que j'ai détesté la vénalité des charges en tout genre.

J'ignore plus que jamais ce qu'on fait et ce qu'on dit à Paris; j'ignore surtout quelles sont vos démarches; si vous allez en Bourgogne voir Monsieur vôtre frère cette année, si vous daignerez vous souvenir de Ferney, si vous viendrez pleurer ou rire avec moi sur les ruines du château de La Tour du Pin. Tout ce que je sais bien c'est que je me regarderai comme un de vos sujets, et que je vous serai toujours fidèle, soit que vous me continuiez vos bontés, soit que vous m'accabliez de votre disgrâce. Soiez papillon, soyez aigle, je serai toujours l'admirateur de vos ailes brillantes.

Le triste hibou de Ferney V.