1777-04-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Je suis obligé d'avouer à notre protectrice, et à mon papillon philosophe que j'ai reçu de la nature un décret d'ajournement personnel qui me forcera de paraître bientôt devant elle en assez mauvaise posture.
Pardonnez moi cette figure de rhétorique tirée du barreau. Il faut bien que je parle cette langue puisque j'ai un procès dans votre commandement de Dijon. Je sais qu'on s'adresse à notre protectrice pour toutes les mauvaises affaires qu'on a dans la province. Tantôt c'est pour du sel gris, tantôt pour du sel blanc; c'est m. Racle qui demande à être payé de ce que le roi lui doit; c'est m. de Florian qui vous demande des recommandations pour sa femme, laquelle est poursuivie par le procureur du roi de Sémur, auprès du procureur du roi de Dijon pour une tracasserie qui ne peut faire de sensation que dans une petite ville de province; enfin c'est made Denis et moi qui nous adressons à la protectrice.

L'affaire de made de Florian n'est rien, et la nôtre est considérable. On nous demande quinze mille francs, et les frais iront au delà.

Vous nous avez déjà favorisés, madame, auprès de m. de Richelieu; voyez si vous pouvez nous protéger encore auprès de m. Quirot de Poligny, conseiller au parlement, notre rapporteur. C'est à dire, souvenez vous si vous avez à Dijon quelque commissionnaire, quelque homme qui exécute vos ordres, et qui puisse dire à m. de Poligny que vous daignez vous intéresser à notre bon droit.

Il y a des temps malheureux où l'on est forcé d'importuner de ses misères les papillons philosophes qui ont un cœur compatissant et généreux. Je me suis trouvé à la fois assailli ou abandonné de tous côtés. La ville de Ferney ne s'en trouve pas mieux. Il a fallu renoncer aux maisons qu'on avait commencées; et je tombe moi même en ruine quand je suis entouré de celle de ma colonie. Il me semble que je suis réformé à la suite de m. le duc de Choiseul. Ferney est dans un état bien plus déplorable que Versoy.

Je ne vous cache point, ma protectrice, que je pense toujours au jour fatal où l'on m'annonça qu'on allait ne s'occuper plus que de Champteloup. J'étais si mal informé alors de tout ce qui se passait, que j'avais cru qu'il ne s'agissait que de diminuer le ressort du parlement de Paris, et de ne plus obliger les pauvres provinciaux de courir deux cents lieues pour aller se ruiner et se morfondre dans l'antichambre d'un conseiller au parlement.

Je me flattais encore qu'on ne persécuterait plus les malheureux philosophes et qu'on ne mettrait plus en prison douze mille volumes de l'enciclopédie, qu'on respirerait enfin sous des lois plus tolérables. Je vis bientôt à quel point je m'étais trompé. Je fus au désespoir, j'y suis encore, j'y serai jusqu'au dernier moment de ma vie. C'est là ce qui dévore mon cœur du soir au matin. C'est ce qui m'a valu enfin l'espèce d'apoplexie, ou quelque chose de pis, qui va bientôt finir ma ridicule carrière.

Je vous demanderai à genoux une très grande grâce en prenant mon congé, c'est d'assurer le grand homme vis à vis lequel vous demeurez, que je pars de ce monde en n'y connaissant point de plus belle âme que la sienne. J'entends les âmes des hommes, car pour celles des dames, je n'en connais point de plus noble et de plus charmante que la vôtre.

Voilà mes dernières volontés, et je vous supplierai très instamment dès que je serai inhumé dans un petit coin de la Suisse, de me mettre aux pieds du seigneur de Champteloup comme aux vôtres.

V.

P. S: Le procès que nous avons à Dijon est au nom de madame Denis et non pas au mien. Il suffirait que votre mandataire, si vous en avez un, recommandât à mr de Poligny l'affaire de madame Denis en général.