1775-09-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Ce n'est plus à mon papillon philosophe que j'écris, c'est à ma philosophe bienfesante, c'est à la protectrice de la Colonie et à la mienne.
Nos Dragons, nôtre corps d'artillerie, sont dans les regrets autant que Made Denis et moi. Je puis me vanter d'être le plus affligé de tous. Je joins à la douleur de me voir privé de vous celle de craindre une injustice pour l'ami Racle, et de n'être point du tout rassuré sur le sort de ma Colonie. J'eus hier une occasion d'écrire à l'intendant, et je lui mandai tout ce que je crus de plus propre à le convaincre et à le toucher en faveur de ce Racle. Il me renverra sans doute à Mr De Trudaine, et c'est heureusement nous renvoier à vous.

Le sort de nôtre Colonie entière, celui de Racle, Le bâtiment de la maison Dauphine, tout est entre les mains de nôtre protectrice. Ce sera elle qui obtiendra qu'on rende justice à Racle, et que le conseil accorde à nôtre petite province la liberté qu'on nous a promise, et sans laquelle nous ne pouvons éxister.

L'abbé Morellet m'avait promis de m'instruire éxactement de nos affaires, mais je n'ai pas reçu un mot de lui sur la demande de nos états; peut être est il à la campagne, peut être aussi Mr Turgot ne veut-il pas se compromettre avec les fermiers généraux dans un tems où il voit des factions se former contre lui.

Mr De Vaines, vôtre voisin, n'est que médiocrement informé de cette affaire, et ne m'en a rien écrit. Si elle était de son département j'ose présumer qu'elle serait faitte. Nous n'avons d'espérance qu'en ma consolatrice. Nous devrons tout à cette éloquence rapide, à la vivacité, à la chaleur qu'elle met dans ses bons offices, au talent singulier qu'elle a d'animer, la tiédeur des ministres, et de les intéresser à faire du bien.

Je me doute bien que vous avez plus d'une affaire en arrivant à Paris; mais je sais aussi que vôtre universalité suffit à tout. Je demanderais pardon à un autre de lui parler d'affaires dans la première Lettre que je lui écris à son retour à Paris, mais j'ai cru flatter vôtre grande passion en vous parlant de faire du bien. J'ai satisfait à la mienne en interrogeant Racle sur vôtre santé, sur vos fatigues, sur la route que vous preniez. Nous ne nous entretenons que de vous dans la colonie, nous la trouvons déserte, nous sommes tout étonnés de ne vous plus voir en trois ou quatre lieux à la fois, courir, monter, descendre, revenir, tantôt en femme, tantôt en homme, ou en oiseau, ou en philosophe, dormant dans un manteau, ou perchant sur une branche.

Je suis retombé dans toutes les langueurs de mon âge depuis que pour nôtre malheur vous avez trouvé des chevaux à St Genis; et si je suis en vie au printems, ce sera à vous que j'en aurai l'obligation.

V.

P. S. A propos, madame, vous êtes partie pendant que je dormais. Voilà comme Thésée quitta Ariane. Mais c'est ici Ariane qui s'enfuit. J'ai été bien sot à mon réveil.

Tout l'ermitage auquel vous êtes apparue se met à vos pieds. Vous nous avez donné de beaux jours que nous n'oublierons jamais. Daignez agréer mon respect et mon regret.