1769-03-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Minerve papillon, le hibou à qui vous avez fait l'honneur d'écrire, a été enchanté de votre souvenir.
Il en a secoué ses vieilles ailes de joie, il est tout fier de vous avoir si bien devinée: car dès le premier jour qu'il vous vit, il vous jugea solide plus que légère, et aussi bonne que vous êtes aimable.

Soyez bien sûre, Madame, que mon coeur est pénétré de tout ce que vous me dites; mais il faut laisser les aigles, les rossignols et les fauvettes dans Paris, et que les hibous restent dans leurs mazures. J'ai soixante et quinze ans; ma faible machine s'en va en détail; le peu de jours que j'ai à respirer sur ce tas de boue, doit être consacré à la plus profonde retraite. Les enfans qui sont revenus sont chez eux, et je reste chez moi; ma maison n'est plus faite pour les amuser. Je l'ai fermée à tout le monde, bien heureux encor de pouvoir vivre avec moimême dans le triste état où je suis. Regardez moi, Madame, comme un homme enterré, et ma lettre comme un De profundis.

Il est vrai que mes De profundis sont quelque fois fort gais, et que je les change souvent en alleluia. J'aime à danser autour de mon tombeau, mais je danse seul comme l'amant de Ma mie Babichon qui dansait tout seul dans sa grange.

J'estime trop l'homme principal dont vous me faites l'honneur de me parler, pour penser qu'il ait pris sérieusement l'ordre que m'a donné l'abbé de la Bleterie de me faire enterrer au plus vite, et les petites guaietés avec lesquelles je lui ai répondu. Il faudrait que la tête lui eût tourné pour voir gravement des bagatelles. S'il veut faire quelque attention sérieuse à moi, il ne doit considérer que ma passion pour son bonheur et pour sa gloire. Il serait très ingrat s'il faisait la moindre fêlure à la trompette qui est embouchée pour lui.

Si quelque autre personne, fort au dessous en tout sens, du caractère de grandeur et du génie de votre ami, veut déplumer le hibou, il ira tout doucement mourir ailleurs. Je suis un être assez singulier, Madame; né presque sans bien, j'ai trouvé le moien d'être utile à ma famille et de mettre cinq cent mille francs à peupler un désert. Si la moindre persécution y venait effraier mon indépendance, il y a partout des sépulcres, rien ne se trouve plus aisément.

J'ai lu la petit Esquisse que vous avez eu la bonté de m'envoier. Je pense qu'on en pourait faire quelque chose de fort noble et de fort gai pour les noces de Monseigneur le Dauphin. Ce serait même une très bonne leçon pour un jeune prince, et les personnes de votre espèce pouraient voir avec plaisir qu'elles sont faites pour rendre quelquefois de plus grands services que des hommes d'Etat. Ce ne serait point aux bateleurs de l'opéra comique, qu'il faudrait abandonner cet ouvrage. Il faudrait faire exécuter une musique tantôt sublime, tantôt légère par les meilleurs acteurs du véritable opéra. L'opéra comique n'est autre chose que la foire renforcée. Je sais que ce spectacle est aujourd'hui le favori de la nation; mais je sais aussi à quel point la nation s'est dégradée. Le siècle présent n'est presque composé que des excrémens du grand siècle de Louis XIV. Cette turpitude est notre lot presque dans tous les genres; et si le grand homme dont vous me parlez a des lubies, je donne le siècle à tous les diables sans exception, en vous exceptant pourtant vous, Madame Minerve papillon, pour qui j'ai un vrai respect, et que je prends même la liberté d'aimer.

V.