21 juin [1761]
Mes divins anges, lisez mes remontrances avec attention et bénignité.
Considérez d'abord, que le plan d'un cerveau, n'a pas six pouces de large, et que j'ai pour cent toises au moins de tribulations, et de travaux.
Le loisir fut certainement le père des muses; les affaires en sont les ennemies, et l'embaras les tüe. On peut bien, à la vérité, faire une Tragédie, une Comédie, ou deux ou trois chants d'un poëme, dans une semaine d'hiver; mais vous m'avouerez que celà est impossible dans le temps de la fenaison et de la moisson, des déffrichements, et des déssèchements; et quand à ces travaux de Campagne, il se joint des procez, le tripot de Thémis l'emporte sur celui de Melpomène. Je vous ai caché une partie de mes douleurs; mais enfin, il faut que vous sachiez que j'ai la guerre contre le clergé. Je bâtis une Eglise assez jolie, dont le frontispice est d'une pierre aussi chère que le marbre. Je fonde une Ecole, et pour prix de mes bienfaits, un curé d'un village voisin qui se dit Promoteur, et un autre curé qui se dit official, m'ont intenté un procez criminel pour un pied et demi de cimetière, et pour deux côtelettes de mouton qu'on a pris pour des os de mort déterrés.
On m'a voulu excommunier pour avoir voulu déranger une croix de bois, et pour avoir abatu insolemment une partie d'une grange qu'on appellait paroisse.
Comme j'aime passionément à être le maître, j'ai jetté par terre toute l'Eglise pour répondre aux plaintes d'en avoir abattu la moîtié. J'ai pris les cloches, l'autel, les confessionaux, les fonds baptismaux; j'ai envoié mes paroissiens entendre la messe à une lieüe.
Le Lieutenant criminel, le Procureur du roy sont venus instrumenter, j'ai envoié promener tout le monde. Je leur ai signifié qu'ils étaient des ânes, comme de fait ils le sont; j'avais pris mes mesures de façon que mr le procureur général du Parlement de Dijon leur a confirmé cette vérité. Je suis à présent sur le point d'avoir l'honneur d'appeller comme d'abus, et ce ne sera pas me Le Dain qui sera mon avocat. Je crois que je ferai mourir de douleur mon Evêque s'il ne meurt pas auparavant de gras fondu.
Vous noterez, s'il vous plait, qu'en même temps je m'adresse au Pape en droiture, ma destinée est de bafoüer Rome, et de la faire servir à mes petites volontés. L'avanture de Mahomet m'encourage; je fais donc une belle requête au Saint Père, je demande des reliques pour mon Eglise, un domaîne absolu sur mon cimetière, une indulgence in articulo mortis, et pendant ma vie une belle Bulle pour moi tout seul, portant permission de cultiver la terre les jours de fêtes sans être damné. Mon Evêque est un sot qui n'a pas voulu donner au malheureux petit païs de Gex la permission que je demande, et cette abominable coutume de s'envirer en l'honneur des saints, au lieu de labourer, subsiste encor dans bien des diocèses; le roy devrait, je ne dis pas permettre les travaux champêtres ces jours là, mais les ordonner. C'est un reste de nôtre ancienne barbarie, de laisser cette grande partie de L'œconomie de l'Etat, entre les mains des prêtres.
Mr De Courteilles vient de faire une belle action, en faisant rendre un arrêt du conseil pour les déssèchements des marais. Il devrait bien en rendre un qui ordonnât aux sujets du Roy de faire croitre du bled le jour de St Simon et de St Jude, tout comme un autre jour. Nous sommes la fable, et la risée des nations étrangères, sur terre et sur mer, les païsans du Canton de Berne mes voisins, se moquent de moi qui ne puis labourer mon champ que trois fois, tandis qu'ils le labourent quatre; je rougis de m'adresser à un Evêque de Rome et non pas à un ministre de France, pour faire le bien de L'Etat.
Si ma supplique au Pape, et ma Lettre au cardinal Passionei sont prêtes au départ de la poste, je les mettrai sous les ailes de mes anges qui auraient la bonté de faire passer mon paquet à Mr le Duc de Choiseuil; car je veux qu'il en rie et qu'il m'appuie. Cette négociation sera plus aisée à terminer honorablement que celle de la paix.
Je passe du tripot de l'Eglise à celui de la Comédie. Je croiais que frère D'Amilaville, et frère Thieriot s'étaient adressés à mes anges, pour cette pièce qu'on prétend être d'après Jodelle, et qui est certainement d'un académicien de Dijon; ils ont été si discrêts qu'ils n'ont pas jusqu'à présent osé vous en parler. Il faudra pourtant qu'ils s'adressent à vous, et que vous les protégiez très discrêtement sous main, sans vous cacher visiblement.
Je ne sçaurais finir de dicter cette longue Lettre sans vous dire à quel point je suis révolté de l'insolence absurde et avilissante avec laquelle on affecte encor de ne pas distinguer le Théâtre de la foire, du Théâtre de Corneille, et Gile, de Baron. Celà jette un opprobre odieux, sur le seul art qui puisse mettre la France au dessus des autres nations, sur un art que j'ai cultivé toute ma vie aux dépends de ma fortune et de mon avancement. Celà doit redoubler l'horreur de tout honnête homme pour la superstition et la pédanterie; j'aimerais mieux voir les Français imbéciles et barbares comme ils l'ont été douze cent ans, que de les voir à demi éclairés. Mon aversion pour Paris est un peu fondée sur ce dégoût. Je me souviens avec horreur qu'il n'y a pas une de mes tragédies qui ne m'ait suscité les plus violents chagrins; il fallait tout l'empire que vous avez sur moi, pour me faire rentrer dans cette détestable carrière. Je n'ai jamais mis mon nom à rien, parce que mettre son nom à la tête d'un ouvrage est ridicule, et on s'obstine à mettre mon nom à tout, c'est encor une de mes peines.
J'ajouterai que je hais si furieusement mtre Omer que je ne veux pas me trouver dans la même ville où ce crapaud noir croasse. Voilà mon cœur ouvert à mes anges; il est peut être un peu rongé de quelques goutes de fiel, mais vos bontés y versent mille douceurs.
Encore un mot; cela ne finira pas sitôt. Permettez que je vous adresse ma réponseà une Lettre de Mr De Nivernois. L'embarras d'avoir les noms des souscripteurs pour les œuvres de L'excommunié et infâme Pierre Corneille, ne sera pas une de nos moindres difficultés; il y en a à tout. Ce monde cy n'est qu'un fagot d'épines.
Vous n'aurez pas aujourdui ma lettre au pape mes divins anges. On ne peut pas tout faire.
Je vous conjure d'accabler de louanges mr de Courteilles pour la bonne action qu'il a faitte de faire rendre un arrest qui desséchera nos vilains marais.
Voilà une lettre qui doit terriblement vous ennuier; mais j'ay voulu vous dire tout.
Made Denis et la pupille se joignent à moy.
V.