1762-08-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Est-il bien vrai que L'archevêque de Paris ait puni le Curé de St Jean de Latran d'avoir prié Dieu pour les trépassez?
Il ne se contente donc pas d'avoir persécuté les mourants, il en veut encor aux morts! mais il parait qu'il se brouille toujours avec les vivants.

On ne voit pas en quoi a péché ce pauvre curé quand il a fait un service pour l'âme poëtique de Mr De Crebillon. En éffet, quoi que cet auteur ait traitté le sujet d'Atrée, il était chrétien, et son Radamiste durera peut être aussi long-temps que les mandements de Mr L'Archevêque. Si le curé a été suspendu pour avoir fait ce service aux dépends des comédiens du Roy, le service n'est-il pas toujours fort bon, et l'argent des Comédiens n'a-t-il pas de cours?

Il faudrait donc excommunier Mr L'archevêque pour recevoir tous les ans environ cent mille Ecus que lui fournissent les spectacles de Paris, et qui sont le plus fort revenu de L'hôtel Dieu. L'abbé Grizel, qui sçait ce que vaut l'argent, et à quoi il faut l'employer, vous dira que le prélat risque beaucoup; car si les Comédiens fermaient leurs spectacles, l'Eglise serait privée d'un secours considérable.

Il est vrai qu'on peut persuader aux Comédiens de continuer toujours à jouer, malgré la persécution, parce que la crainte d'une excommunication injuste ne doit empècher personne de faire son devoir. Mais cette proposition aiant été condamnée par les frères Jésuites, et par le Pape, il se pourait bien faire qu'on manquât de spectacles à Paris, dans la crainte d'être éxcommunié par L'archevêque.

Si un Turc vient dans cette ville, comme en éffet un fils circomcis de mr le Bacha de Bonneval y viendra dans quelque temps, s'il fait célébrer un service pour l'âme de quelque chrétien de sa maison, son argent sera reçu sans difficulté; et tandis qu'il criera Allah Allah, on chantera des de profundis.

Pourquoi traitter les Comédiens plus mal que les Turcs? ils sont batisés, ils n'ont point reconcé à leur batême. Leur sort est bien à plaindre, ils sont gagés par le Roy et excommuniés par les curés; le roy leur ordonne de jouer tous les jours, et le Rituel de Paris le leur défend; s'ils ne jouent pas, ou les met en prison; s'ils font leur devoir, on les jette à la voirie. Ils sont déffendus dans l'ordre des loix, dans l'ordre des mœurs, dans l'ordre des raisonnements par Huern de l'ordre des avocats, et ils sont Condamnez par l'avocat Dain. On les traitte chrétiennement pendant leur vie, et à leur mort, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, tandis qu'à Paris où ils réussissent le mieux, on cherchera à les couvrir d'opprobre, tout le monde veut entrer pour rien chez eux, et on leur terme la porte du Paradis. On se fait un plaisir de vivre avec eux, et on ne veut pas y être enterré; nous les admettons à nos tables, et nous leurs fermons nos cimetières. Il faut avouer que nous sommes des gens bien raisonnables et bien Conséquents!

Mon cher frère, vous nous faites espérer qu'on pourra enfin demander justice pour les Calas. Il est plaisant qu'il faille s'adresser à l'abbé Chauvelin pour imprimer en sûreté une lettre de Donat Calas. Votre zèle et votre prudence n'ont rien négligé. Nous vous avons, mon cher frère, plus d'obligation qu'à personne.

Est il possible qu'il soit si aisé d'être roué et si difficile d'obtenir la permission de s'en plaindre!