1773-01-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Mon cher ami, mon cher successeur, vôtre éloge de Racine est prèsque aussi beau que celui de Fenelon, et vos notes sont au dessus de l'un et de l'autre.
Vôtre très éloquent discours sur l'auteur de Telemaque vous a fait quelques ennemis. Vos notes sur Racine sont si judicieuses, si pleines de goût, de finesse, de force et de chaleur, qu'elles pouront bien vous attirer encor des reproches. Mais vos critiques (s'il y en a qui osent paraître) seront forcés de vous estimer, et je le dis hardiment, de vous respecter.

Je suis fâché de ne vous avoir pas instruit plutôt de ce que j'ai entendu dire souvent il y a plus de quarante ans, à feu Monsieur le Maréchal de Noailles, que Corneille tomberait de jour en jour, et que Racine s'élêverait. Sa prédiction a été accomplie à mesure que le goût s'est formé. C'est que Racine est toujours dans la nature, et que Corneille n'y est prèsque jamais.

Quand j'entrepris le commentaire sur Corneille, ce ne fut que pour augmenter la dot que je donnais à sa petite nièce que vous avez vue. En éffet, Mademoiselle Corneille et les libraires partagèrent cent mille francs que cette première édition valut. Mon partage fut le redoublement de la haine et de la calomnie de ceux que mes faibles succez rendaient mes éternels ennemis. Ils dirent que l'admirateur des scènes sublimes qui sont dans Cinna, dans Polieucte, dans le Cid, dans Pompée, dans le cinquième acte de Rodogune, n'avait fait ce commentaire que pour décrier ce grand homme. Ce que je fesais par respect pour sa mémoire, et beaucoup plus par amitié pour sa nièce, fut traitté de basse jalousie et de vil intérêt par ceux qui ne connaissent que ce sentiment; et le nombre n'en est pas petit.

J'envoiai prèsque toutes mes notes à l'académie; elles furent discutées et aprouvées. Il est vrai que j'étais éffraié de l'énorme quantité de fautes que je trouvais dans le texte. Je n'eus pas le courage d'en relever la moitié; et Mr Duclos me manda que s'il était chargé de faire le commentaire il en remarquerait bien d'autres. J'ai enfin ce courage. Les cris ridicules de mes ridicules ennemis, mais plus encor la voix de la vérité qui ordonne qu'on dise sa pensée m'ont enhardi. On fait actuellement une très belle édition in 4. de Corneille et de mon commentaire; elle est aussi correcte que celle de mes faibles ouvrages est fautive. Je dis la vérité aussi hardiment que vous.

Qui n'a plus qu'un moment à vivre
N'a plus rien à dissimuler.

Savez vous que la nièce de nôtre père du théâtre se fâche quand on lui dit du mal de Corneille? Mais elle ne peut le lire, elle ne lit que Racine. Les sentiments de femme l'emportent chez elle sur les devoirs de nièce. Celà n'empêche pas que nous autres hommes qui fesons des Tragédies nous ne devions le plus profond respect à nôtre père. Je me souviens que quand je donnai je ne sais comment Œdipe étant fort jeune et fort étourdi, quelques femmes me disaient que ma pièce (qui ne vaut pas grand chose) surpassait celle de Corneille (qui ne vaut rien du tout). Je répondis par ces deux vers admirables de Pompée,

Restes d'un demi dieu, dont jamais je ne puis
Egaler le grand nom tout vainqueur que j'en suis.

Admirons, aimons le beau, mon cher ami, partout où il est. Détestons les vers visigots dont on nous assomme depuis si longtemps, et moquons nous du reste. Les petites cabales ne doivent point nous éffraier. Il y en a toujours à la cour, dans les caffés, chez les capucins. Racine mourut de chagrin parce que les jesuites avaient dit au Roi qu'il était janséniste. On a pu dire au Roi sans que j'en sois mort, que j'étais athée, parce que j'ai fait dire à Henri 4,

Je ne décide point entre Genêve et Rome.

Je décide avec vous qu'il faut admirer et chérir les pièces parfaittes de Jean, et les morceaux épars inimitables de Pierre. Moi qui ne suis ni Pierre ni Jean, j'aurais voulu vous envoier ces loix de Minos qu'on représentera ou qu'on ne représentera pas sur vôtre théâtre de Paris, mais on a voulu y trouver des allusions, des allégories. J'ai été obligé de retrancher ce qu'il y avait de plus piquant et de gâter mon ouvrage pour le faire passer. Je n'ai d'autre but en le fesant imprimer que celui de faire comme vous des notes qui ne vaudront point les vôtres, mais qui seront curieuse. Vous en entendrez parler dans peu.

Adieu, le vieux malade de Ferney vous embrasse très serré.