1760-04-22, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

La lettre que vous me confiez datée de Frieberg du 25 mars, mon cher solitaire, me paraît d'autant plus extraordinaire que j'en ai vu une du même personnage et à peu près du même temps, qui n'avait pas le ton si fier.
Quoi qu'il en soit, je vous prie d'assurer le roi de Prusse que je suis son humble serviteur, que je respecte profondément sa dignité de roi, mais qu'hors la personne de mon maître que j'aime, je ne me soucie pas plus des autres rois de la terre que des chartiers de Touquin, même de ceux de Berlin, s'il en reste dans ce petit et malheureux pays. Vous ajouterez à s. m. p., et je vous demande en grâce, que je lui défie de jouer un tour approuvé des honnêtes gens à un ministre qui quitterait sa place avec le plus grand plaisir du monde, qui croit que la paix est un bien nécessaire et qui voudrait au prix de son sang la procurer; qui sert un maître qui ne veut pas acquérir un pouce de terrain sur le continent, et qui consentira pour la tranquillité de son royaume de payer dans les autres parties du monde parce qu'il a été battu. Vous pouvez ajouter que je jure de bonne foi que je n'ai nulle ambition, mais en revanche j'aime mon plaisir à la folie, je suis riche; j'ai une très belle et très commode maison à Paris; ma femme a beaucoup d'esprit; ce qui est fort extraordinaire, elle ne me fait pas cocu; ma famille et ma société me sont agréables infiniment; j'aime à faire enrager Dargental, à boire et à dire des folies jusqu'à 4 heures du matin avec m. de Richelieu. On a dit que j'avais des maîtresses passables, je les trouve, moi, délicieuses; dites moi, je vous prie, quand les soldats du roi de Prusse auraient douze pieds, ce que leur maître peut faire à tout cela; je ne lui connais que deux tours à me jouer, celui de me faire jeter un sort pour que je sois impuissant (si je m'en doute, j'irai à la messe de paroisse où, au prône, l'on exorcise les maléfices), ou bien me faire ordonner par un article de la paix de lire une deuxième fois les œuvres du philosophe de Sans-Souci, sans goût, sans vers, etc., hors ceux qui sont pillés. Je vous avoue que véritablement ce serait un tour, car je n'ai jamais rien lu de si ennuyeux.

Au reste, votre réponseà la lettre de Luc est charmante, excepté ce que vous dites de moi, qui n'est pas juste et que je ne mérite point. Je crois qu'il n'y a pas de mal que vous continuiez le commerce; nous aurons le plaisir de voir de temps en temps comment un roi chante dans la rue des impertinences quand il a peur; mais prenez garde de ne rien mettre dans vos lettres qui puisse être communiqué; car j'ai des certitudes physiques que cet honnête homme de Luc fait une gazette des confidences les plus intimes qu'il cherche à se procurer. Il faut prendre son parti; nous n'embellirons pas ce naturel pervers; mais, qu'il aboie, morde ou lèche, il faut suivre son système, faire le bien et même le sien dès que l'occasion s'en présentera, sans humeur de notre part, mais avec honneur.

Madame de Pompadour vous aime de tout son cœur, elle le dit sans cesse; je suis cause qu'elle ne vous a pas répondu parce que j'ai oublié de lui rendre la lettre que vous lui avez écrite, à laquelle je m'étais chargé de vous répondre que l'on ne pouvait pas faire ce que vous désiriez pour m. de Langallerie, par cent mille raisons. On n'a pas encore épuisé la classe des fils de blessés à l'Ecole militaire, mm. de Langallerie ne pourront y entrer de vingt ans d'ici; le père et la mère ne peuvent pas être reçus en France comme regnicoles, dont je suis bien fâché. L'on m'a montré une Médine dont je suis enchanté; j'aime mieux cette femme que toutes celles que j'ai aimées; la chère épouse du héros n'est pas mal, mais le mari, dieu me pardonne, il est un peu trop blafard. En tout, les deux premiers actes et le cinquième m'enchantent; les deux autres seront bien au milieu. J'ai vu aussi deux chants de la Pucelle; je les ai trouvés si jolis que je les viens de prêter à ma femme. Allons, je perds mon temps à bavarder avec vous; l'écriture et la mauvaise diction de cette lettre vous mettront à la torture. Mon amitié tendre et véritable pour vous obtiendra mon pardon.