1756-11-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Votre altesse sérénissime daigne m'envoier Le détail des malheurs qui environne vos frontières.
Ils ne pénètrent point jusqu'à vos états et c'est une grande consolation. Qui sait même si la fortune qui change si souvent la face de la terre ne pourait pas amener les choses au point que la branche aînée reprit les droits dont Charles quint l'a dépouillée autrefois. Je ne souhaitte de mal à personne; mais il m'est permis de souhaitter du bien à l'héroine à la quelle je suis si attaché. Mais probablement tout se bornera à du sang répandu dans les gorges de la Boheme, et à de l'argent pris dans la Saxe. On dit que les Saxons payent au soldat prussien sept grotches par jour et un Richdaller à chaque officier. Il faut fournir encor touttes les provisions qui sont immenses, et quelque ordre que le roy de Prusse mette dans les finances de l'électorat, cet état sera ruiné pour longtemps.

Il paraît bien difficile que l'impératrice Reine soit longtemps en état de soutenir la guerre contre la Prusse, l'Angleterre, la Hesse etc. Sur quel prétexte d'ailleurs la ferait elle après le traitté du Roy de Prusse avec la Saxe? elle n'aura plus l'électeur de Saxe à secourir. Elle ne poura manifester le dessein secret de reprendre la Silésie, elle n'est pas assez riche pour soudoier une armée de russes. Il se peut donc faire qu'on ait la paix cet hiver, et c'est assurément ce qu'on doit désirer. Mais il se peut aussi que l'opiniâtreté fasse durer les malheurs du genre humain. Très souvent une guerre continue, parce cela seul qu'elle a été commencée. Il faut s'attendre à tout mais je ne serai point surpris si le roy de Prusse fait et donne un opéra au mois de janvier dans Berlin après avoir donné une bataille en Boheme au mois de septembre.

Que je voudrais être dans votre cour madame! que je voudrais être aux pieds de V. A. S.! Mais il y a une nièce qui gouverne ma vieillesse et qui ne veut plus passer par Francfort.

Je suis bien inquiet sur la santé de la grande maitresse des cœurs. Le ciel conserve la vôtre madame, et celle de votre auguste famille.

Agréez mon profond respect et ma reconnaissance.