1756-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Philibert Cramer.

Nous nous sommes trop pressez frères très chers.
Vous avez voulu imprimer Lisbonne. J'ay eu la faiblesse de vous donner un ouvrage imparfait. Les copies qui ont couru ont révolté malgré le beau mot d'espérer que vous avez sagement mis à la fin. Mais ce qui me révolte, moy, c'est que la pièce n'est digne ny de votre presse, ny du public, ny du sujet, ny de l'illustre Pope que je combats et que je respecte. Jamais je n'ay été plus pénétré de mon insufisance. Je fais ce que je peux, et mes efforts sont faibles.

Je voudrais après ces vers

Sans former des volcans allumez sous nos pas,

je voudrais mettre:

Borneriez vous ainsi la suprême puissance?
Luy deffendriez vous d'exercer sa clémence?
L'éternel artisan n'a t'il pas dans ses mains
Des moyens infinis ainsi que ses desseins?

Je voudrais après ce vers

Il n'est pas orgueilleux, hélas il est sensible,
Les tristes habitans de ces bords désolez
Dans l'horreur des tourments seraient ils consolez
Si quelqu'un leur disait ‘Tombez, mourez tranquiles
Pour le bonheur du monde on détruit vos aziles,
D'autres mains bâtiront vos palais embrazez,
D'autres peuples naitront dans vos murs écrazez,
Le nord va s'enrichir de vos pertes fatales.
Tous vos maux sont un bien dans les loix générales.
Dieu vous voit du même œil que les vils vermissaux
Dont vous serez la proye au fonds de vos tombeaux’.
A des infortunez quel horrible langage!
Cruels, à mes douleurs n'ajoutez point l'outrage.
Non, ne me présentez plus à mon cœur agité
Ces immuables loix de la nécessité,
Cette chaîne des corps, des esprits et des mondes.
O rèves de savants, ô chimères profondes,
Dieu tient en main la chaîne, et n'est point enchaîné.
Par son choix bienfaisant tout est déterminé.
Il est libre, il est juste, il n'est point implacable.
Pourquoy donc souffrons nous sous un maître équitable?
Vous ne répondez point à ce cri des douleurs.
En vain du nom de bien vous nommez nos malheurs.
Ce n'est pas les guérir, et Dieu seul peut le faire.
Il frappe ses enfans; mais il les frappe en père.
etc.

Il y a encor baucoup d'autres endroits qu'il faut éclairer et tâcher d'embellir. Il faut joindre les preuves à la poésie. On a besoin encor d'une préface raisonée. Le tout peut composer un ouvrage intéressant qu'on pourait imprimer séparément et qui peutêtre servirait à faire désirer le receuil entier des œuvres. J'ay en vüe votre intérest. Il n'y aurait qu'à sacrifier la demi feuille du poème de Lisbonne: je vous prie de permettre que j'en paye les frais. Montrez cette lettre à monsieur Tronchin Boissier et prenons ses conseils. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

V.