[c. 10 April 1766]
Monsieur,
Vous voulez que nous entrions en détail sur l'état où nous [nous] trouvons.
Ce serait de trop longue haleine. Vos moments sont trop précieux pour vouloir les accourcir par des faits qui ne vous touchent qu'indirectement. C'est pourquoi nous vous exposerons les points principaux seulement, un de vos regards pénétrant tous les individus de la société et verra mieux que nous ce que nous avons à craindre ou à espérer.
Le genre humain ne saurait subsister, sans une association entre les individus, et cette association ne pourra jamais avoir lieu si l'on n'avait égard aux lois de la justice et de l'égalité, la liberté dans une république et cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté. Pour qu'on ait cette liberté il faut que le gouvernement soit tel qu'un républicain n'en puisse pas craindre un autre, mais par une faute énorme de la constitution de notre république la partie la plus nombreuse de l'état n'a point de représentant pour soutenir ses droits que le conseil et la loi, faible ressources. Le conseil est obligé de céder aux pressantes sollicitations des bourgeois dans les changements qu'ils veulent faire, et les législateurs n'écoutant que la voix de l'ambition et de l'intérêt, font de nouvelles lois qui sont tout à notre désavantage. Nous avions toujours marché d'un pas égal, jusqu'en 1730 les loix étaient observées et nous étions heureux.
En 1730 il obtint des conseils qu'on ne recevrait plus dans les compagnies bourgeoises pour officiers de natifs et habitants, emploi que nous avons occupé de tout temps avec honneur. Depuis lors la république fut agitée de troubles, et les bourgeois cessèrent leurs injustices. Les circonstances les obligeaient à nous ménager. La tranquillité publique reparut; l'illustre médiation ramena le calme, et la paix, nos droits et privilèges n'étaient pas si attendus, mais ils devaient être fixes et immuables. Mais qui peut compter sur les hommes quand l'amour du bien public ne les gouverne pas? L'an 1750 vit violer l'article de la médiation.
En 1755 grand nombre de bourgeois assemblés dans la maison Marchinville, marchand horloger, et autres agitèrent cette question s'il ne convenait pas d'empêcher les natifs et habitants de faire aucun commerce quelconque et de ne pouvoir vendre leurs ouvrages qu'à des bourgeois, et que dorénavant les dits natifs et habitants ne pourraient entrer dans aucun des corps de profession qui sont, horloger, orfèvre, joaillier ou du ressort de ces professions là. Ça ne souffrit de difficulté que de ceux qui étaient alliés avec des natifs et habitants, mais comme ils n'étaient pas les plus nombreux, ça fut approuvé de la généralité, ça fut porté en deux cents de bouches par des commerçants et comme le généralité des deux cents est commerçante, ils donnèrent leur approbation. Il ne nous resta plus d'espérance que dans la justice des conseils. Aussi notre attente ne fut point trompée, la requête des bourgeois fut entièrement désapprouvée et les pères de la patrie ne voulurent pas déjeter des enfants qui avaient toujours montré de l'amour et du respect pour leurs magistrats.
Depuis lors, honteux de n'avoir pu réussir et en même temps d'avoir donné à connaître leurs injustices à notre égard, ils nous font souffrir dans le particulier des traits d'hauteur et de mépris et nous ont écartés de toute sorte d'emplois quelconques. Nous laissons à la sublimité de votre génie à en tirer les conséquences et à indiquer le remède.