Ferney, 1 mai 1766
Je suis un pauvre diable de laboureur et de jardinier, possesseur de soixante et douze ans et demi, malade, ne pouvant sortir, et m'amusant à me faire bâtir un petit tombeau fort propre dans mon cimetière, mais sans aucun luxe.
Je suis mort au monde. Il ne me faut qu'un de profundis.
Voici mon état, mon cher monsieur, ce n'est pas ma faute si Jean Jacques Rousseau s'imagina que le docteur Tronchin et moi nous ne trouvions pas son roman d'Héloïse assez bon. Souvenez vous bien que voilà l'unique origine des petits troubles de Genève. Souvenez vous bien, quand vous voudrez rire, que Jean Jacques s'étant imaginé encore que nous avions ri des baisers âcres, et du faux germe, et de la proposition de marier l'héritier du royaume à la fille du bourreau, s'imagina de plus que tous les Tronchins et quelques conseillers s'étaient assemblés chez moi pour faire condamner Jean Jacques, qui ne devait être condamné qu'au ridicule et à l'oubli. Souvenez vous bien, je vous en prie, que le colonel Pictet écrivit une belle lettre qui n'avait pas le sens commun, dans laquelle il accusait le conseil d'avoir transgressé toutes les lois de concert avec moi; que le conseil fit emprisonner le colonel qui depuis a reconnu son erreur; que les citoyens alors se plaignirent de la violation de la loi et que tous les esprits s'aigrirent. Quand je vis toutes ces querelles, je quittai prudemment les Délices en vertu du marché que j'avais fait avec le conseiller Mellet, qui m'avait vendu cette maison 87,000 fr. à condition qu'on me rendrait 38,000 fr. quand je la quitterais.
Ayez la bonté de remarquer que pendant tout le temps que j'ai occupé les Délices, je n'ai cessé de rendre service aux Génevois. J'ai prêté de l'argent à leurs syndics; j'ai tiré des galères un de leurs bourgeois; j'ai fait modérer l'amende d'un de leurs contrebandiers; j'ai fait la fortune d'une de leurs familles; j'ai même obtenu de monsieur le duc de Choiseul qu'il daignât permettre que les capitaines génevois au service de la France ne fissent point de recrues à Genève, et j'ai fait cette démarche à la prière de deux conseillers qui me furent députés. Voilà les faits, et les lettres de m. le duc de Choiseul en sont la preuve. Je ne lui ai jamais demandé de grâces que pour les Génevois. Ils sont bien reconnaissants.
A la mort de m. de Montperon, trente citoyens vinrent me trouver pour me demander pardon d'avoir cru que j'avais engagé le conseil à persécuter Rousseau, et pour me prier de contribuer à mettre la paix dans la république. Je les exhortai à être tranquilles. Quelques conseillers vinrent chez moi, je leur offris le dîner avec les principaux citoyens et de s'arranger gaiement. J'envoyai un mémoire à m. d'Argental pour le faire consulter par des avocats. Le mémoire fut assez sagement répandu à mon gré. M. Hennin arriva, je lui remis la minute de la consultation des avocats et je ne me mêlai plus de rien. Ces jours passés, les natifs vinrent me prier de raccourcir un compliment ennuyeux qu'ils voulaient faire, disaient ils, à messieurs les médiateurs; je pris mes ciseaux d'académicien, et je taillai leur compliment. Ils me montrèrent ensuite un mémoire qu'ils voulaient présenter; je leur dis qu'il ne valait rien, et qu'il fallait s'adresser au conseil.
J'ignore qui a le plus de tort, ou le conseil, ou les bourgeois, ou les natifs. Je n'entre en aucune manière dans leurs démarches. Et depuis l'arrivée de m. Hennin, je n'ai pas écrit un seul mot à m. le duc de Praslin sur Genève.
A l'égard de m. Augsbourger, j'ai tort de n'avoir pas envoyé chez lui. Mais j'ai supplié m. Sinner Daubigni de lui présenter mes respects. Je suis un vieux pédant dispensé de cérémonies. Mais j'en ferai tant qu'on voudra. Je vous supplie, mon cher monsieur, d'ajouter à toutes vos bontés, celle de m'excuser auprès de messieurs les médiateurs suisses, et de me continuer vos bons offices auprès de m. l'ambassadeur. Pardonnez moi ma longue lettre, et aimez le vieux bonhomme
Voltaire