3e 7bre 1766
Vôtre dernière Lettre, mon Esculape, m'a sensiblement affligé.
Vous n'êtes point fait pour donner des maladies, c'est à vous de les guérir. Mes neveux du grand conseil et du parlement m'ont instruit de tout. Je suis bien persuadé que loin de parler à d'autres du faux bruit qui a couru, vous l'avez détruit dès sa naissance. Je suis très sûr aussi que vôtre cœur a été aussi sensible que le mien à l'abominable avanture qui a été la cause de tous ces vains discours répandus dans le public.
Je vous répète encor qu'il y a plus d'un an que je n'ai écrit à Mr Le Duc De La Vallière.
Vous me faittes une peine bien cruelle en prétendant que je vous ai dit que je prenais le parti du peuple contre le conseil des vingt cinq. Je vous ai dit que j'étais impartial sur le fond des demandes, comme je dois l'être, mais que je ne l'étais pas sur l'amitié que j'avais vouée à ceux des vingt cinq qui sont liés avec vous. Je vous ai dit que je trouvais deux des demandes du peuple très justes, et les autres insoutenables. C'est sur ce plan que j'avais travaillé, quand après la mort de mr De Montpéroux on me pria de concilier les esprits. J'envoiai un mémoire que je fis consulter par des avocats de Paris. Je remis ce mémoire à Mr L'Ambassadeur quand il arriva. Le premier point a déjà été règlé tel que les avocats l'avaient décidé. Je ne me suis mêlé depuis ce temps là en aucune manière du procez des représentans avec le petit conseil; et je me suis contenté de faire des vœux pour la paix.
Lorsqu'une vingtaine de natifs vinrent me prier de vouloir bien rédiger un compliment et un mémoire qu'ils voulaient présenter aux ambassadeurs, j'eus cette condescendance; ils demandaient la chose du monde la plus équitable, c'était de ne paier leurs maîtrises que quand ils seraient passés maîtres. Les bourgeois qui s'y opposaient me paraissaient avoir tort, et les natifs avoir très grande raison. Aussi, ont-ils obtenu ce qu'ils demandaient. Mr Le Chevalier De Beauteville est l'équité même. Quand les natifs ont demandé des choses moins justes, je ne les ai pas écoutés. Je les ai renvoiés aux médiateurs, sans vouloir lire leurs mémoires, et je ne me suis mêlé absolument de rien depuis le premier mémoire des natifs. Mr Le Duc de Choiseuil et mr Le Duc De Praslin, sont très contens de ma conduite, et m'honorent d'une bonté inaltérable, dont ils daignent me donner des marques tous les jours. Mr le Chevalier de Beauteville, Mr De Taulès et Mr Hennin me rendent la même justice. Ils me font l'honneur de venir quelquefois dans ma retraitte dont je ne suis pas sorti depuis plus de deux ans, et dont probablement je ne sortirai que pour aller au cimetière de l'église que j'ai bâtie. Je tâcherai de faire du bien jusqu'à ce moment là. Ma consolation est la sûreté où je suis que vôtre âme bienfaisante secondera mes faibles éfforts en faveur de la famille Sirven beaucoup plus infortunée que la famille Calas puisqu'elle n'a jusqu'icy d'autre apui que moi, et que les Calas ont été favorisés par toute la France. Le factum de mr de Beaumont en faveur des Sirven me parait un chef d'œuvre, je me flatte que vous lui donnerez vôtre suffrage et celui de vos amis. Vous êtes compté parmi ceux qui peuvent diriger l'esprit du public dans des affaires qui intéressent l'humanité. Vôtre voix peut beaucoup, et vous ne nous la refuserez pas.
Quant au malheureux Rousseau, je ne le crois pas au fond un scélérat; je pense que vous allez un peu trop loin; je peux me tromper, mais il me semble que les vices de son âme ainsi que de ses écrits, ne sont venus que d'un fond d'orgueil ridicule. L'envie de jouer un rôle a corrompu son cœur; je le tiens à présent un des êtres les plus infortunés qui respirent. Vous êtes un des plus heureux et vous méritez de l'être. Vous savez à quel point je me suis toujours intéressé à vôtre félicité et à vôtre gloire. Ma famille qui est rassemblée à Ferney s'unit avec moi dans les mêmes sentiments, et nous vous embrassons tous avec l'amitié la plus sincère et la plus inaltérable.
V.