20e 9bre 1774, à Ferney
Vous êtes, mon cher ami, un très bon raporteur, et vous seriez un excellent avocat général.
Ce n'est pas une petite affaire de rédiger neuf édits qu'on a entendus lire rapidement. Je crois en général que les neuf édits seront très bien reçus du public, et même de vôtre compagnie.
Vous voilà rendus aux vœux de tout Paris. Vous voilà dans vôtre place, et c'est le point principal. Vous serez toujours le boulevard de la France contre les entreprises de Rome. Vous donnerez la régence du roiaume, dans les occasions qui Dieu mercy ne se présenteront de plus de cent ans. Enfin, vous n'avez d'autre contrainte que celle de ne point faire de mal dans quelques circonstances délicates où vous en pouriez faire. Il est si beau, à mon gré, de rendre la justice; c'est une fonction si nôble, si difficile et si respectable par ses difficultés mêmes, que ce n'est point l'acheter trop cher par quelques légères privations.
Je vous remercie, mon cher ami, de vôtre beau raport. Je ne vous importunerai pas encor de l'affaire de nôtre jeune homme pour laquelle vous vous intéressez. Il continue à nous plaire à tous. Sa modestie et sa sagesse ne se démentent point.
Mr Turgot qui a couché huit ou dix jours aux Délices il y a bien longtemps, voudra bien lui accorder sa protection. Nous en trouverons beaucoup à la cour, mais vous nous serez plus nécessaire que personne dans vôtre corps. Je voudrais pouvoir le mener moi même à Paris et venir vous embrasser. Mes quatrevingts-ans et mes maladies me retiennent. Je vois la mort de bien près, mais je vous avoue que je serais fâché de mourir sans avoir pu rendre à ce jeune infortuné les services que l'humanité lui doit. J'ai quelques pièces du procez, mais je ne les ai pas toutes. Je les demande, je les attends de sa famille. Réservez moi vôtre apui et vos soins généreux pour le temps où il faudra qu'il se présente. Son souverain a écrit pour le faire recommander par le ministre qu'il a en France. J'espère que la meilleure recommandation sera dans les pièces du procez. Alors, il faudra je crois des Lettres d'attribution au parlement pour le juger, sinon il faudrait des Lettres de grâce, ce que je n'aime point du tout, parce que grâce constate crime.
Adieu, mon cher ami, vous allez juger, Paris va se réjouir et je vais souffrir. Je vous embrasse très tendrement. Vôtre paresseuse tante en fait autant.