1776-03-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas de Lisle.

Je commence par l'oranger, Monsieur, car malgré ma longue agonie cet oranger me fait plus de plaisir que les discours oratoires dont vous me parlez.
Je n'ai jamais rien vu de plus agréable que cet oranger. Il n'y a peut être que le dernier couplet auquel une oreille un peu délicate pourait désirer quelque chose de plus arondi. Mais en tout, cet oranger est charmant.

Je vous avouerai que je ne suis pas encor tout à fait de vôtre avis sur les préfaces des Edits. Je peux me tromper, mais elles m'ont paru si instructives, il m'a paru si beau qu'un Roi rendit raison à son peuple de toutes ses résolutions, j'ai été si touché de cette nouveauté, que je n'ai pu encor me livrer à la critique. Il faut me pardonner. Le petit coin de terre que j'habite n'a chanté que des Te Deum depuis qu'il est délivré des Corvées, des jurandes, et des commis de fermes. Si nôtre bonheur nous trompe, et si nôtre reconnaissance nous aveugle, je me rétracterai, mais actuellement nous sommes dans l'ivresse du bonheur.

S'il est vrai que l'auteur du portier des chartreux ait fait le discours du 1er président, il ne s'est pas souvenu de la règle de St Bruno qui ordonne aux chartreux le silence. Je vous remercie bien fort d'avoir rompu celui que vous gardiez avec moi. J'ai cru être à ce lit de justice en lisant vôtre lettre. Vous me faittes oublier mes souffrances continuelles. Il y a quatre mois que je ne puis écrire à personne, pas même à Madame de st Julien. Vous me ranimez, et je vous demande en grâce de ne me point abandonner.

On m'a mandé qu'il n'y aurait point d'itératives et qu'on s'en tiendrait à l'éloquence du portier des chartreux, et de l'avocat général des bordels. Je ne sçais ce qui en est, car dans ma solitude je ne sçais rien, sinon que vous êtes le plus aimable homme du monde, et moi un des plus vieux.

V . . .