1766-05-02, de Pierre de Buisson, chevalier de Beauteville à Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul.

Monsieur le Duc,

Malgré l'état où je me trouve par la suite de mon opération, je m'efforce de dicter ma dépêche qui finira peut être par vous importuner . . . .

Malgré la longueur de cette Dépêche, Monsieur le Duc, je dois vous entretenir encore d'un événement où j'ay été fâché de rencontrer le nom de M. de Voltaire.

Depuis quelque tems on appercevoit du mouvement parmi les natifs de cette Ville. Comme leur nombre surpasse de beaucoup celui des citoyens, leurs fréquentes assemblées commençoient à inquiéter le gouvernement. Les magistrats les soupçonnoient d'intelligence avec les Représentans, et ceux ci répandoient que les magistrats cherchoient à s'en faire un rempart contre la Bourgeoisie. Le 20e du mois dernier quatre hommes vinrent me trouver. Sur ce qu'ils me dirent qu'ils étoient du nombre des natifs, je leur répondis qu'étant dans L'Etat, et non pas un des ordres de L'Etat; ils n'avoient aucun rapport avec la médi[a]tion. Je les renvoyai ainsi au Magistrat sans vouloir ni les entendre ni reçevoir aucun mémoire de leur part. Les Suisses chés lesquels ils se présentèrent, tinrent avec eux la même conduite.

Deux Jours après, nous fûmes très surpris d'apprendre que le Compliment des natifs étoit imprimé comme ayant êté présenté aux médiateurs. Nous mandâmes les quatre natifs, et ils nous avouèrent que M. de Voltaire avoit rédigé leur Compliment sur un Cannevas qu'ils lui avoient porté. Ils mirent d'ailleurs tant de vérité dans leur aveu que nous leur pardonnâmes, et la résolution fut prise d'abandonner cette affaire.

Je crus devoir me plaindre à M. de Voltaire de ce qu'il paroissoit de nouveau dans les démêlés de la République. J'envoyai M. de Taulès à Ferney. M. de Voltaire ne se justifia que par sa consternation; Il avoua tout avec la plus grande Candeur, et finit par remettre de lui même à M. de Taulès les papiers qui concernoient cette petite négociation.

Le Conseil toujours tremblant ne pouvoit être tranquille s'il ne connoissoit les desseins secrets des natifs. Ils avoient déjà êté plusieurs fois au nombre de 7 à 800 à Carouge pour ÿ tenir Conseil et concerter leur conduite. Instruit qu'un nommé d'Osiere étoit l'agent principal de ces mouvements, le Conseil fit saisir ses papiers avant hier, et cet homme fut conduit en prison. On prétend que les natifs songeoient à se faire assurer un Etat dans le gouvernement, et à tenir la balance par leur nombre entre le Magistrat et la Bourgeoisie; qu'ils étoient excités par quelques représentans, et que M. de Voltaire avoit eu la foiblesse de leur promettre sa protection.

La connoissance des desseins des natifs sufisoit pour les anéantir, et j'aurois désiré que cette affaire fûr assoupie, de crainte qu'elle ne vint encore embarasser le négociation. Les médiateurs n'y paroitront que pour confirmer le Conseil dans la douceur avec laquelle il est résolu d'en agir envers le coupable. On continue la procédure et elle regarde uniquement le Conseil.

Je ne veux pas excuser M. de Voltaire; mais permettés, Monsieur le Duc, que je vous représente qu'il a près de 73 ans. Sa conduite également absurde, et ridicule est plus digne de compassion que de colère. Elle fait sentir avec regret que l'auteur de la Henriade s'évanouit chaque jour. Il est dans une affliction et un égarement inexprimables. J'envoye aujourd'huy M. de Taulès avec M. Hennin pour l'exhorter à une conduite plus raisonnable. Ils lui représentent combien il seroit dangereux pour lui de vous déplaire et de ne pas se conformer entièrement à vos intentions: Enfin je me flatte que son nom ne paroitra plus dans ces tracasseries Républicaines.

J'ay L'honneur d'être avec un attachement aussi fidèle que respectueux

Monsieur le Duc

Votre très humble et très obéissant serviteur

le chle͞r de Beauteville

La playe de m. l'ambr est très bien quoiqu'elle soit encore en pleine suppuration.