[13 9bre 1765]
Immédiatement après avoir lu, Monsieur, le nouveau livre en faveur des représentants, la première chose que je fais, est de vous en parler.
Vous savez que Mr Keat, gentilhomme anglais plein de mérite, me fit l'honneur de me dédier il y a quelques années, son ouvrage sur Genêve. Celui qu'on me dédie aujourd'hui est d'une espèce différente, c'est un recueil de plaintes amères. L'auteur n'ignore pas combien je suis tolérant, impartial et ami de la paix, mais il doit savoir aussi combien je vous suis attaché, à vous, à vos parents, à vos amis, et à la constitution du gouvernement.
Genêve d'ailleurs n'a point de plus proche voisin que moi. L'auteur a senti peut être que cet honneur d'être vôtre voisin, et mes sentiments qui sont assez publics, pouraient me mettre en état de marquer mon zèle pour l'union et pour la félicité d'une ville que j'honore, que j'aime, et que je respecte. S'il a cru que je me déclarerais pour le parti mécontent, et que j'envenimerais les plaies, il ne m'a pas connu.
Vous savez, Monsieur, combien vôtre ancien citoien Rousseau se trompa quand il crut que j'avais solicité le Conseil d'Etat contre lui. On ne se tromperait pas moins, si l'on pensait que je veux animer les citoiens contre le Conseil.
J'ai eu l'honneur de recevoir chez moi quelques magistrats et quelques principaux citoiens du parti qu'on dit oposé. Je leur ai toujours tenu à tous le même langage; je leur ai parlé comme j'ai écrit à Paris; je leur ai dit que je regardais Genêve comme une grande famille dont les magistrats sont les pères et qu'après quelques dissentions cette famille doit se réunir.
Je n'ai point caché aux principaux citoiens que s'ils étaient regardés en France comme les organes et les partisans d'un homme dont le ministère n'a pas une opinion avantageuse, ils indisposeraient certainement vos illustres médiateurs, et ils pouraient rendre leur cause odieuse. Je puis vous protester qu'ils m'ont tous assuré qu'ils avient pris leur parti sans lui et qu'il était plutôt de leur avis qu'ils ne s'étaient rangés du sien. Je vous dirai plus, ils n'ont vu les Lettres de la montagne qu'après qu'elles ont été imprimées. Celà peut vous surprendre, mais celà est vrai.
J'ai dit les mêmes choses à Mr Lullin, le secrétaire d'Etat, quand il m'a fait l'honneur de venir à ma campagne. Je vois avec douleur les jalousies, les divisions, les inquiétudes s'acroître, non que je craigne que ces petites émotions aillent jusqu'au trouble et au tumulte, mais il est triste de voir une ville, remplie d'hommes vertueux et instruits, et qui a tout ce qu'il faut pour être heureuse, ne pas jouïr de sa prospérité.
Je suis bien loin de croire que je puisse être utile, mais j'entrevois (en me trompant peut être) qu'il n'est pas impossible de raprocher les esprits. Il est venu chez moi des citoiens qui m'ont paru joindre de la modération à des lumières. Je ne vois pas que dans les circonstances présentes, il fût mal à propos que deux de vos magistrats des plus conciliants, me fissent l'honneur de venir diner à Ferney, et qu'ils trouvassent bon que deux des plus sages citoiens s'y rencontrassent. On pourait sous vôtre bon plaisir inviter un avocat en qui les deux partis auraient confiance.
Quand cette entrevue ne servirait qu'à adoucir les aigreurs, et à faire souhaitter une conciliation nécessaire, ce serait beaucoup, et il n'en pourait résulter que du bien. Il ne m'appartient pas d'être conciliateur, je me borne seulement à prendre la liberté d'offrir un repas où l'on pourrait s'entendre. Ce diner n'aurait point l'air prémédité; personne ne serait compromis; et j'aurais l'avantage de vous prouver mes tendres et respectueux sentiments pour vous, Monsieur, pour toute vôtre famille et pour les magistrats qui m'honorent de leurs bontés.
V.
Si ma proposition ne peut avoir lieu, aiez la bonté de venir quelque jour avec mr Turretin.