1766-05-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul.

Mon colonel, mon protecteur Messala,

C'est pour le coup que je me jette très sérieusement à vos pieds.
Ayez la bonté de lire jusqu'au bout.

Je vous dois tout car c'est vous qui avez rendu ma petite terre libre, c'est vous qui avez marié mademoiselle Corneille, et qui avez tiré son père de la misère par les générositez du roy et les vôtres, et celles de madame la duchesse de Grammont.

C'est par vous que mon désert horrible a été changé en un séjour riant, que le nombre des habitans est triplé, ainsi que celuy des charues, et que la nature est changée dans ce coin qui était le rebut de la terre. Après ces bienfaits répandus sur moy, vous savez que je ne vous ay rien demandé que pour des Genevois, car que pui-je demander pour moy même? Je n'ay que des grâces à vous rendre.

Jean Jaques Roussau seul a troublé la paix de Geneve, et la mienne; Jean Jaques, le précepteur des rois et des minstres, qui a imprimé, dans son contract insocial qu'il n'y a à la cour de France que de petits fripons qui obtiennent de petites places par de petites intrigues, Jean Jaques qui veut que l'héritier du royaume épouse la fille du boureau si elle est jolie, Jean Jaques qui s'imagine follement que j'avais engagé le conseil de Geneve à le proscrire, Jean Jaques qui s'apuia d'un colonel réformé au service de Savoye et pensionaire d'Angleterre nommé Mr Pictet pour commencer sur cet unique fondement, la guerre ridicule que Geneve fait à coups de plume depuis deux années.

Peutêtre les Génevois honteux d'un si impertinent sujet de discorde n'ont osé avouer cette turpitude à mr le chevalier de Bauteville, et moy qui ne peux sortir, et qui passe la moitié de ma vie dans mon lit et l'autre en robe de chambre, je n'ay pu instruire monsieur l'ambassadeur de ces fadaises dans le peu de temps qu'il a bien voulu me donner quand il a daigné venir voir ma retraitte.

A la mort de Mr de Montpérou touttes les têtes de Geneve étaient dans une fermentation d'autant plus grande qu'il n'y avait en vérité aucun sujet de querelle. Des animositez, des aigreurs réciproques, de l'orgueil, de la vanité, de petits droits contestez ont brouillé tout les corps de l'état pour jamais. Quelque personnes du conseil, plusieurs principaux citoyens vinrent me trouver. Je leur proposay de venir dîner tous chez moy souvent et de vider leurs querelles guaiment le verre à la main. Comme ils disputaient alors sur des questions de loy, qui sont survenues, ou plutôt qu'on a fait survenir, j'envoiai un mémoire à des avocats de Paris et je reçus une consultation fort sage.

Mr Hennin arriva. Je luy remis la consultation, et je ne me mêlai plus de Rien.

Les natifs de Geneve vinrent me trouver il y a quelques jours et me prier de leur faire un compliment qu'ils devaient présenter à Messieurs les médiateurs. Je ne pus ny ne dus refuser cette légère complaisance à trente personnes qui me la demandaient en corps. Un compliment n'est pas une affaire d'état. Ils revinrent après me communiquer une requête qu'ils voulaient donner à mrs les plénipotentiaires; je leur recomanday de ne choquer ny leurs supérieurs ny leurs égaux. Je n'ay eu aucune autre part aux divisions qui agitent la petite fourmillière. Je demeure à deux lieues de Geneve, j'achève mes jours dans la plus profonde retraite. Il ne m'apartient pas de dire mon avis quand des plénipotentaires doivent décider.

Soyez donc très persuadé mon protecteur qu'à mon âge je ne cherche à entrer dans aucune affaire et surtout dans les tracasseries génevoises.

Mais je dois vous dire que mes petites terres étant enclavées en partie dans leur petit territoire, ayant continuellement des droits de censive et de chasse et de dixme à discuter avec eux, ayant enfin du bien dans la ville, et même un bien inaliénable, j'ay plus d'intérest que personne à voir la fourmillière tranquile et heureuse; je suis sûr qu'elle ne le sera jamais que quand vous daignerez être son protecteur principal, et qu'elle recevra des loix de votre médiation permanente. Je vous conjure seulement de vouloir bien avoir la bonté de recommander à M. de Beauteville votre décrépite marmote qui vous adorera du culte d'hiperdulie tant que le peu qu'il a de corps sera conduit par le peu qu'il a d'âme.

Monseigneur sait il ce que c'est que le culte d'hiperdulie? Pour moy il y a soixante ans que je cherche ce que c'est qu'une âme, et je n'en sçais encor rien.

V.

Ah si j'osais je vous supplierais d'engager monsieur de Beauville à demeurer en vertu de la garantie le maître de juger touttes les contestations qui s'éléveront toujours à Geneve. Vous seriez en droit d'envoyer un jour à l'amiable une bonne garnison pour maintenir la paix, et de faire de Geneve à l'amiable une bonne place d'armes quand vous aurez la guerre en Italie. Geneve dépendrait de vous à l'amiable, mais