1766-05-05, de Pierre Michel Hennin à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ignorois M. que le mémoire à consulter fût de vous, jamais vous ne me l'aviez donné pour tel.
Autrement je ne vous en aurois pas parlé par ce que je suis de ma nature on ne peut pas moins curieux de contester surtout avec les gens que j'aime et respecte. Permettez moi cependant de vous dire qu'il n'étoit pas indifférent que l'explication que vous donnez de la souveraineté des Bourgeois fût annoncée dans l'arte même qui contient leur principal grief, aulieu d'être rejettée dans le corps de l'ouvrage, et cela est si vrai que quand je lus cet article à quelques représentans ils se récrièrent qu'aucun d'eux n'avoit jamais avancé rien de pareil, et qu'ils le désavoueroient comme pouvant faire tort à leur cause. Il est inutile maintenant de vous dire M. quel sentiment produisit cet ouvrage dans le tems. Je fis en sorte qu'il n'en fût plus parlé ni en France ni à Geneve. Je soutins que vous n'aviez fait au plus qu'y corriger quelques mots. L'arrivée de la médiation a mis cette affaire en oubli, combien d'autres.

En voilà trop M. pour vous rassurer sur l'idée que je puis avoir du mémoire à consulter. Si j'avois crû que cet ouvrage fût de l'auteur de la Henriade, je me serois dit: Un Peuple qui crie à l'oppression est sûr d'intéresser et les cœurs sensibles au bonheur de l'humanité sont facilement disposés à le plaindre. De là à le secourir il n'y a qu'un pas, puis on se passionne, on fait son affaire de celle de ce peuple, on devient partie, on se donne des peines, on s'en prépare.

Les mêmes motifs ont simplifié à vos yeux ce dont on se plaint dans l'affaire des natifs. Je n'ose vous dire M. combien je suis fâché de l'impression qui en reste même dans l'esprit des Médiateurs. Si j'ai mérité votre confiance, si vous me croyez sincèrement occuppé de votre bonheur et de votre gloire permettez moi de vous répéter que vous ne pouvez trop tôt ni trop complètement renoncer aux tracasseries de Geneve. Que vous importe aprez tout par qui et comment elle sera pacifiée, pourvu que son bœuf soit tendre et son poisson fraix.

Encore une fois je vous prie instamment pour votre repos et celuy de vos amis d'oublier qu'il y ait un Conseil et des représentans dans la banlieue de Ferney. J'ai de très fortes raisons pour vous parler ainsi, et ma Lettre seroit ridicule au possible si elle n'étoit malheureusement trop sérieuse.

J'ai grande impatience de vous voir à loisir pour vous entretenir de choses plus dignes de vous. Rendez je vous prie M. justice à la sincérité des sentiments que je vous ai voués depuis longtems et que rien ne pourra altérer.