1765-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean André Deluc.

C'est un grand bonheur pour moi, Monsieur, que vôtre recherche des anciens tîtres de Ferney m'ait valu vôtre visite.
J'en aime mieux ma terre depuis que je sais que vos ancêtres l'ont possédée; et après avoir eu l'honneur de vous entretenir, j'ai souhaitté que vous voulussiez bien regarder ma maison comme la vôtre.

Quant à Mr Rousseau je ne suis pas encor revenu de mon étonnement. Comment a t'on pu imaginer que j'aie eu la moindre part au décrêt rendu contre lui à Genêve? Moi, Monsieur! j'aurais plutôt coupé la main du sindic qui a signé cet arrêt. Moi persécuter un homme de Lettres! Ce serait reprocher à Mélancthon d'avoir fait condamner Luther à Rome. Cette calomnie est absurde, et la pluspart des calomnies le sont.

Je n'ai jamais mérité que Mr Rousseau m'insultât; cependant, vous savez quelles Lettres il m'a écrittes. Que m'importe que Mr Rousseau ait été, ou non, secrétaire d'ambassade? pourquoi m'écrit-il ces étranges mots? Vous avez menti si vous avez dit que je n'ai pas été secrétaire d'ambassade; et j'ai menti si je n'ai pas été secrétaire d'ambassade?

Pourquoi s'en prendre à moi, qui en dix ans n'ai pas mis le pied quatre fois dans Genêve, et qui n'ai ni écrit, ni parlé contre lui à personne?

Qu'arriverait-il si je faisais imprimer la Lettre qu'il m'a écrite et ses Lettres de Venise? quel peut avoir été son dessein en m'enveloppant dans ses querelles? Il faut absolument qu'on ait voulu nous aigrir l'un contre l'autre, et celà est bien injuste et bien maladroit.

Quand vous me connaîtrez mieux, Monsieur, vous verrez combien je suis éloigné d'accabler les infortunés, et de flatter les persécuteurs. L'éxemple des Calas, et quelques autres, pouvaient vous faire connaître mon caractère. Vous verrez s'il est digne du vôtre, et si je mérite que vous soiez touché des sentiments respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Monsieur, Vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire