15 7bre 1761
Mon coeur s'aquite avec plaisir de l'obligation que je vous ay de la bonne réception que vous et mde Denis avés bien voulu faire à mr. Dornay, que j'avois pris la liberté de vous recommander; il est enchanté, transporté, il vint diner avec moy ces jours passés à ma petite métairie de l'Aunay, qu'il trouve encore passable, et c'est beaucoup, après vos merveilles.
Ce furent Questions sur questions, comment se porte t'il, comment se porte t'elle, suis je encore dans leur souvenir? Après une description des belles choses qu'il avoit vues, de la situation du lieu, des vües du lac, de l'abondance et de l'honnesteté des habitans, de la construction d'une Eglise, d'un château, d'une salle de spectacle, il me parla avec discernement et avec enthousiasme du maitre de la maison, il m'en dit beaucoup et ne m'aprit rien: nostre jeune voyageur a du goust et de l'esprit, il est dans l'usage de sortir de son pays tous les ans au temps des vacances, il a déjà visité la Hollande et les principales provinces de la France, il doit voir l'Angleterre à la paix, et aller en Italie, l'année prochaine, mais comme la chose du monde la plus rare et la plus curieuse est un grand homme, après avoir parcouru la Patrie de Virgile, de Ciceron, de Terence, de Saluste et de Catule, il reviendra par les Alpes et par Geneve, vous visiter et se dédomager du chagrin qu'il aura eu sur les ruines de Rome en conversant avec celuy qui en est plein, et qui seul les remplace tous, il viendra jouir de l'homme unique en Europe dont les talens font le plus resouvenir de ces autheurs fameux que nous regrettons; il faudroit selon luy, et selon tous ceux qui vous connoissent, vivre dans le pays de Gex. Le grand génie n'exclut point chés vous la bonté du coeur, vous estes humain, bienfaisant, comme un particulier qui n'a rien de mieux à faire, vous préparés une Edition des oeuvres de Pierre Corneille au profit de sa petite nièce, prouvant et ayant fait des Tragédies qui égalent celles de ce sublime créateur de nostre Théâtre, vous vous abaissés à y mettre des Notes, et à préparer à l'héritier de son nom une succession qui n'aura à Essuyer aucun procès; mais cette Edition sera t'elle entière? y mettés vous toutes les oeuvres de ce sublime autheur, ou n'y faittes vous entrer que le choix des pièces? Le public aime assés un ouvrage complet, on veut avoir son Pierre Corneille. D'un autre costé peutestre les connoisseurs se soucient peu de Clitandre, de la galerie du palais, mais admire t'on davantage Agesilas, Surena &c. A le bien prendre il n'y a que le milieu où il a été lumineux. C'est le lever, le midy, et le coucher du soleil. A son matin il lutte contre les brouillards de son siècle, et à son coucher il [? déclame], il n'a plus toute sa chaleur, &c. Quelque parti que vous croyés devoir prendre si vous entrés dans l'idée du plus grand nombre, et que vous donniés tous ses ouvrages, il me semble que cet amas de matière non encore dégrossie, et où l'on aperçoit déjà par cy, par là des brillans et les germes d'une Riche mine, vous fournira des notes grammaticales et critiques au profit de nos jeunes gens dont le goust n'est pas formé et des étrangers qui ne l'ont jamais à un certain point. Dans les pièces de la fin vous ferés sentir qu'il dégénère, vous parlerés à l'Europe. Vous faites un livre classique où les plus habiles auront à s'instruire; j'ay en ma possession une pièce de vers assés longue de ce grand autheur, qui est peutestre au rang de son imitation et de ses autres ouvrages médiocres. Elle n'est dans aucune des Editions, je l'ai trouvée dans une bibliothèque poudreuse d'abaye, c'est la description du Presbitère d'Henouville, où il alloit quelques fois.
Il me semble que Freron n'ose plus dire tant de mal de vous. Il n'avoit pas les rieurs de son costé, il croyoit se rendre célèbre en bruslant le temple d'Ephese, l'aude aliquid brevibus Gyaris aut carcere dignum&c. l'avoit tenté mais vous luy avés apris qu'on est malheureux quand on est méchant. Ce n'est pas assés qu'il n'attaque plus et que vous luy ayés rogné les ongles, il faut qu'il fasse amende honorable, et il trouvera le plus humain des hommes, comme je l'avois prédit à l'abé Trublet.
Paradis aux bienfaisant, comme dit le bonhomme st Pierre, et j'y ajoute, santé, prospérité, et longue vie et joye à qui sait vous amuser et vous instruire. Vale . . . .