1740-12-04, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

A quoy ne conduit pas La paresse, adorable ami! je tiens vostre dernière Lettre datée de la Haÿe le 18 8bre, je l'ay lüe tous les jours, tous Les jours j'ay voulu vous écrire; mais j'étois en train de voyages quand je la reçus; quinse jours s'écoulèrent, après je ne sçus plus où m'adresser.
Je ne vous croyois plus à la Haye, parceque j'imaginois que vostre admirable Roy n'y étoit plus; cette incertitude m'a tenu quinse autres jours, enfin une rage de dents m'a fait aller à Paris, mais à quelque chose ce mal est bon puisqu'il m'a mis à Portée de renouveler mes hommages à mde La marquise Duchatelet et d'entendre beaucoup parler de vous. Enfin après avoir tant Couru et si peu écrit, je me trouve à Roüen et je vous écris pour vous demander mille fois pardon de ma négligence. Elle m'a assés puni, puis qu'elle m'a osté jusqu'à L'Espérance d'attendre une seule de vos Lettres.

J'ay Lu enfin, mon cher maitre, l'Antimachiavel, si digne d'estre L'ouvrage du meilleur de tous les princes, ce livre dont Le titre seul fait l'Eloge. Qu'il me paroit honteux à tout gouvernement de deffendre ce livre écrit avec une justesse et une indignation respectable, ce livre plein de cœur, de grâces et d'Esprit, ce livre qui devroit estre le bréviaire de tous ceux qui gouvernent, ce Livre que vous me promettés et que je meurs d'envie de Posséder, et dans lequel Les Particuliers mesme trouvent des Leçons utiles de cette justice Distributive qui fait la douceur et le charme de la Société! J'ay senti à la lecture une douceur inexprimable qui a fait couler mes larmes. Il est donc dans le monde un Prince qui aime ses sujets, et qui ne veut estre audessus des hommes que pour faire leur bonheur! O trois fois heureux ceux qui vivent sous un si aimable Roy! qu'il est doux de le voir, de luy devoir son bonheur, de l'entendre et de l'adorer! et qu'il est glorieux pour vous de pouvoir mériter son amitié! J'ay trouvé ce Livre écrit à merveille et plein de feu. Que n'ay je pas trouvée, choix de sujet qu'on ne peut assés loüer, ordre, stile, je ne sais quoy plein de majesté, et audessus de tout &c. infinitus sim si &c?

Il s'agit de m'en faire avoir Les deux exemplaires que vous m'avés promis; point de resource du costé du P. P., je luy en ay parlé, il n'ose, enfin c'est une inquisition. Je vous propose donc de le faire aprocher de moy ou jusqu'à Valenciennes ou à Lille. Si c'est cette dernière ville où il soit plus commode de l'envoyer par quelqu'un qui iroit, vous pouriés le faire donner là à mr. de La Noüe, directeur de la Comédie, qui je crois vous a L'obligation d'estre Requis par Le charmant Roy de Prusse pour estre à la teste de ses spectacles. Si vous trouvés plus Commode de la faire tenir à Valenciennes je vous indiqueray La personne à qui vous pourés Le faire rendre. Je vous en demande deux exemplaires parcequ'il en a falu promettre un à celuy qui s'est chargé icy de me Le faire passer. Mandés moy donc promptement, mon cher ami, à laquelle des deux villes vous vous tenés; de quelle précaution sera t'il besoin pour faire passer le catéchisme du Diable et la réfutation de L'antechrist? N'admirés vous pas que pendant toutes ces difficultés si déplacées, la Traduction de Machiavel, autheur [d'un] abominable Livre contre Les moeurs et l'humanité, soit vendu tranquilement avec aprobation et privilège &c?

J'ay donc vu et adoré mde Duchatelet. Elle étoit dans son lit, et sa chambre pleine d'hommes.

Elle étoit sur le dos et souvent la saillie,
Enflammant son esprit agitoit son beau corps.
Sous ces draps amoureux on voyoit les efforts
Et Le contour divin de sa gorge arondie,
Et tresaillements de croupe rebondie
Qui feroit revivre des morts.
Qu'elle étoit piquante et jolie!
J'en demande pardon à la Philosophie.
Ah, mon ami, que dans tel lit
Pareille philosophie inspire d'apétit!
On la voit, elle charme, elle instruit, elle amuse.
Parle t'elle, c'est une muse,
Mais c'est mieux que Venus dès qu'elle vous sourit.

Adieu cher ami, voilà des vers qui méritoient d'estre mieux faits, c'est le resouvenir qui les a mis au bout de ma plume. Ménagés vostre santé, écrivés moy, j'atends réponse, et puis imaginons comment me faire Lire et admirer le grand Mahom; je vous adore.

Toujours mon adresse à Rouen. A quand donc ne nous écrirons nous plus et nous verrons nous sans cesse?