1751-08-27, de Charles Emmanuel de Crussol, duc d'Uzès à Voltaire [François Marie Arouet].

Cinq annéés et plus ce sont écouléés Monsieur depuis que je me suis séparé de vous à Paris.
Vous avés fait depuis ce temps bien du chemin, à ce que j'ai apris par les nouvelles publiques, puisque vous étes maintenant en Prusse, contréé à laquelle je croyais que vous aviés dit àdieu, lorsque je vous voyais dans la société de Mes Dames de la Valliere, du Defan et du Chatelet. Je n'oze rappellér ce dernier nom à votre souvenir qu'avec peine, persuadé du regret que vous avés eû de perdre une telle amie, mais en même temps je me rassure sur ma prétenduë inconsidération, fondé sur l'idéé que je me suis faite de vous en qualité d'ami véritable et sincère. Vous vous la rappellés vous mesme souvent, sans aucun secours que votre propre coeur, en vray filosophe vous sçavés prendre votre party sans doute, et cédés au décret immuable du destin.

Nous nous sommés vûs L'un et l'autre sur un grand Théâtre, où chaqu'un jouë son personnage, ou du moins croit le jouér. Si vous m'y avés veu comme acteur, à la guerre, à la cour, à la ville, en spectateur je vous y ai chéry et admiré comme autheur partout où je vous ay rencontré. En cella vous avés déjà l'avantage sur moy, car tout acteur si bon qu'il soit, tient un peu du singe, il doit copier quelqu'un, soit en bien, soit en mal, mais l'autheur peut et mesme doit estre original. S'il imite c'est la divinité, car il crée: je sçay bien que quelque Critique me dira que les plus grands autheurs des derniers siècles n'ont fait que coppier les ancients, que rien n'est nouveau sous le soleil, et que l'on ne fait que ressassér les choses, leur donnér une nouvelle teinture, et les repassér une seconde fois par un semblable tamis, ou à la filière si la matière se trouve ductile, et qu'un fil d'or de ducat est toujours le mesme en son principe (quoi qu'il soit allié avec un peu de cuivre rouge pour luy donnér cette couleur vermeille à l'anglaise, qui plait mieux à nos yeux que la paleur) et qui est encor le même quoi qu'il soit guilloché, au lieu d'estre Lis et uny. Cecy est une afaire de goust, et je demanderay au fondeur s'il n'aime pas mieux avoir une jolie porcelaine de Saxe, qu'un vaisseau de teraille, s'il n'aime pas mieux allér dans une bonne brelinne à la mode de ce temps, que dans un Tombereau, ou chariot comme on faisait du Temps de St Loüis ou de ses successeurs, quoique dans l'uzage de ces choses tendent au mesme but. S'il est assés téméraire pour m'assurér que non, et que cella luy est indifférant je ne me donnerai pas La peine de vouloir le convertir et changér d'opinion, et je m'en tiendray à la mienne qui est de choisir toujour le meilleur.

Sur ce principe je ne feray point scrupule de vous demandér s'il vous est tombé entre les mains deux brochures nouvelles. L'une est un Discours de mr Rousseau, Genevois, qui à remporté Le prix à l'accadémie de Dijon, dont voicy le titre, Discours qui à remporté le prix à l'accade de Dijon en l'ann 1750 sur cette question proposéé par la mesme Accade, si le rétablissemt des sciences, et des arts à Contribué à Epurér les moeurs. Par Mr Rousseau, Genevois, à Geneve chéz Barrillot et fils. Et l'autre est Intitulé Observations sur L'esprit des Loix, ou l'art de lire ce livre, de l'entendre, et d'en jugér, par M. à Geneve chéz Philibert, lib. au Peron 1751.

Je vous avoüerai franchemt qu'il m'ont révolté l'un et L'autre. Le per autheur à eu une tâche, il fallait discuter si les belles connoissances, si l'étude des lettres ont esté proffitables, ou nuisibles au genre humain.

A Dieu ne plaise que je veüille frondér les sentiments respectables d'une compagnie toute entière comme celle de l'accadémie de Dijon, tant sur le sujet proposé que sur le prix accordé. Le premier article cependant ne me paraissait pas devoir estre mis en question, et la palme accordéé pour avoir donné la prefference à l'ignard, sur le lettré me surprend infiniment, à moins qu'on ne veüille par là, donnér à entendre que tout est Irronië, la question comme le jugement, et qu'on à fait le jeu appellé qui perd gagne.

Le second Autheur n'a pas eu charge je crois de personne de donnér la double et triple estrapade au livre de Mr de Montesquiou sur l'Esprit des loix, ainsi qu'à sa personne; que peut on dire de pis, de quelqu'un de l'Espèce de Mr Le président de Montesquiou, que de l'accusér de n'avoir pas seulement eu le Don, ou L'art d'intitulér son ouvrage, de manquér de conduite, de jugement, et de mémoire à chaque page? Il luy refuze les premiers Eléments, non d'un illustre magistrat, mais mesme d'un avocat, d'un praticien novice, c'est à dire les principes de Logique, et il entasse L'une sur L'autre, cinquante mauvaises preuves portant Toutes égalemt à faux. Il entremelle son amère satire de quelques fades loüanges et de quelques Complimts qui sont si déplacés dans la bordure qui les entoure, que c'est plutôt grossir L'offence que la diminuér.

Je ne m'ettendray pas davantage aujourd'huy sur L'examén de ces deux pièces. Si vous Les avés vuës, je ne doute pas qu'elles ne vous ayent fait la mesme impression qu'à moy. Si elles vous sont inconnuës peutestre craindrés vous de vous mettre en mauvaise Compagnie sur un trop Légér raport.

Je m'enhardiray une autre fois peutestre de vous demandér quelque correspondance, de vous faire part de mes occupations Toutes stériles qu'elles soient. Enfin je seray toujours charmé de mériter votre estime, et de vous convaincre en tout temps, et en tous lieux de la sincérité des sentiments avec lesquels je suis Monsieur votre très humble et très obéissant serviteur

Le Duc d'Uzes

Depuis mà lettre écrite j'ay veu une réponce anonime, à cette satire, qui part dit on de la main de Mr de M…. luy mesme. Elle est très sage, polie, et rend un compte assés exact de ses intentions, en réfutant modestement les accusations vraÿes ou fausses de son critique. Peutestre que s'il n'eût pas affecté de se tenir dans les bornes scrupuleuses de cette modération, il eût répondu plus positivement ou plus ferme aux deffauts dont on charge son ouvrage.