1737-05-31, de Jean Baptiste de Boyer, marquis d'Argens à Prosper Marchand.

Je reçois à chaque instant mon cher monsieur des nouvelles marques de vos bontés et ce qui me les rends d'autant plus chère ce que plus je m'examine et moins je comprends par où j'ai pu les mériter.
Je vous suis infiniment obligé des soins que vous prenés de vous informer d'Eindove. Je vous avorai que je respire après la solitude la plus écarté et que je seché de langueur. Je trouve les hommes en général si mauvais et si peu digne d'estime que je voudrois pouvoir être en état de les fuir comme des bêtes féroces. Vous conoissés les impostures et les calomnies qu'on débite sur les prétendus detes que j'ai à la Haye pour nouriture &c. Je n'ai logé depuis mon retour d'Anvers que chés la belle mère de Popie. Il sçait mieux que qui que ce soit si les contes que ses malheureux débitent pour m'ôter l'estime des honêtes gens sont véritables. Mais voici des chosses de nouvelle espèce que je n'ai pas eu le temt de vous dire dans ma dernière letre. Dans un repas à Amsterdam où se trouvoient plus de trente persones, entre autres le brave Prevost et mr. de Voltaire, on vient à parler des letres juives. Un petit faquin que je n'ai jamais veu ni connu, que je ne conetrais et ne veray jamais de ma vie selon toutes les aparences et qui s'apelle Deprés soutein que je m'étois fait Turc à Constantinople et que j'avois été circonci. Il ajouta qu'il savoit cella par des gens de probité et digne de fois. Prevost voulut prendre la parole mais ce faquin soutein toujour que j'avois laissé mon prépuce à Constantinople. Voltaire, qui n'osoit prendre trop ouvertement parti dans cette querelle dans la crainte qu'on ne crût qu'il étoit en liaisson avec moy et que j'étois en Holande, eu beau certifier qu'il savoit le contraire et qu'il m'avoit connu chés mr le duc de Richelieu. Tout cella fut inutille, on ne peut jamais faire revenir ce petit faquin qui est l'émissaire de Deroches et de Lamartiniere à Amsterdam. Voici le reste de cet avanture. La compagnie étant allé prendre du caffé l'émissaire du dom Quichote continua ses discours, il me remit sur la bureau. Un gentilhomme lorain que j'avois connu autrefois dans le temt qu'il étoit capitaine dans le régiment de Toulousse et qui voyagoit pour voir la Holande, aiant entendu par hasard ses discours malmena fort le circonciseur, et sens savoir que je fusse dans le pais tâcha de me justifier.

Cependant je n'en passe pas moins pour circoncis chés certaines gens. L'histoire que je vous dis m'a été racontée chés mr. de Bey par le pauvre Prevost et par Voltaire, à qui j'ai obligation par la manière dont il en a usé envers notre ami Prevost à qui il a rendu mille service auprès des libraires, ce qui n'a pas peu mortifier le borgne Lamote qui a cherché inutillement à faire conoisance avec luy. Voici un autre trait.

Un moine d'Amsterdam a écrit à Paris que je m'étois fait protestant, que j'alois publiquement au prêché et que mon abjuration du catolicisme étoit publique dans ce pais. Je vous prie de me dire si l'enfer a produit un monstre pareil. J'ai veu la letre de Paris où l'on écrit cette nouvelle, elle est d'un des premiers seigneur de la cour. Dans la même letre on marque que l'on a dit au cardinal et que cella est allé jusque au roy, que mr Scravesende avoit été obligé de chasser mr de Voltaire de son écolle parcequ'il argumentoit publiquement contre l'existence de dieu. Le pauvre Voltaire a été obligé d'avoir recours à une letre justificative de mr Scravesende avec qui il est aujourduy très ami pour se purger d'une pareille calomnie.

Joignés à cella les letres juives envoié à Malte pour me faire metre à l'inquisition en arivant et voiés si je ne dois pas une fois pour toute perdre de veüe des misérables qui criront après moy pour me faire toute sorte d'avanie et d'afaire dès qu'ils sauront où je suis. Quand ils ignoreront ma retraite je leur permets de claboder contre mes écrits, je tâcheray de les faire assés bons pour qu'ils ne puissent les déchirer, mais je ne puis prendre sur moy d'être au milieu de toutes ses tracasseries et je sèche sur mes pieds. Je veux donc une fois pour toute me retirer dans une solitude où je ne sois connu que de vous et de mon frère. Outre que je suis mal logé ici quoyque chés des bonnes gens. Mon hôte change de maisson le quinse du mois prochain, ainsi puisqu'il faut encor me déplacer autant vaut il que je me transporte tout de suite dans une demeure où je sois tranquille cinq ou six ans et plus si mes afaires le demandent. Mr. de Bey à qui je parlais d'Endeve me dit que je serois aussi bien dans quelque village de la Suisse également inconnu, également à bon marché et beaucoup plus a porté d'envoïer des paquets et d'en recevoir. Il c'est ofert de m'i trouver un logement. Je crois que cella vaudroit bien Endeve. Dès que je ne gaigne pas sur l'augmentation de l'argent tout est égal. J'atend vos ordres là dessus. Mais je vous prie de faire ensorte que je puisse entrer dans ma retraite le quinse du mois qui vient car je crois que ces tracaserïes me fairont devenir fou. J'avois oublié de vous dire que cette Simier avoit dit lorsqu'elle parla à mon hôtesse cent sotisse d'elle et de moy, les plus étonentes que luy avoient aparament écrit les autres. Il n'a pas tenu à elle que mon hôtesse ne m'ait regardé comme un franc scélerat. Envérité c'est trop soufrir et je veux m'ôter des mains des mécréant. Je viens actuellement aux letres juives. Voici le papier pour Popie. Vous pouvés luy montrer l'avanture du Chinois.