Hamburg le 30 Mars 1768
Monsieur,
Daignerez vous rapeller le souvenir d'une ancienne connoissance Effacée depuis longtemps de vostre mémoire; et qui n'a d'autre mérite à faire valoir auprès de vous que Trente ans de vénération, sentiment si naturel qui vous est si bien dû.
Mais n'en aquert'on pas un peu dans ce siècle cy, Monsieur, en se montrent simplement juste?
Au sorti de la plus bruyante Cour, mes devoirs et mes affaires m'ont apellée dans un Espèce de Désert Isolé. Si vous vous vous estes jamais représenté un de ces anciens Châteaux habittés par des génies malfaisans, et où les belles Princesses se trouvoient Enchantées pendent des siècles entiers, vous aurez une juste idée du sérénissime Donjon où j'ay vécu et où j'ay perdu ma santé et abruti mon Esprit; Jamais Monsieur je n'ay eu le Courage de vous Ecrire de ce lieu là; quoi que j'en aye esté Tentée plus de Cent fois.
Enfin l'automne passé je suis venue ici à Hamburg et comme ce séjour est un peu moins ingnoble que le précédent je Cède à l'extrême désir de vous assurer encore une fois de l'immuabilité de Touts les sentiments que je vous ay consacrez depuis si longtemps.
L'Alemagne c'estoit flattée de vous revoir encore vous remettre à la Teste d'une accadémie Illustre par l'honneur dont Elle jouit de vous nommer son Chef. Mr le Conseiller Meuring, vostre fidèle admirateur, et digne par ses Lumières d'oser en prendre le titre, vouloit m'accompagner à Gottingen pour voir de Ces yeux L'oracle parlequel il jure. Vous ne nous avez pas mis à même de nous donner ce Cadeau. La patrie a pour vous, Monsieur, des Charmes supérieurs à Tout l'empressement que vous inspirez. Il me faudra donc sans doute mourir sans vous revoir; car j'ay une santé Ruinée et des Cheveux blancs. Quelque Lignes de vostre main adouciront des regrets dont il est difficile de se pouvoir Consoler.
Mais oserois je porter l'estime et la Confience jusqu'à l'indiscrétion? Oserois je vous demander une grâce? Ce sera la première fois sans doute que l'on se sera adressé au Premier génie du siècle pour luy demander quelque Eclaircissement sur une simple Tracasserie. Mais peutestre après Tout une Tracasserie Est Elle plus Compliquée, et faut il plus de Philosophie pour la bien démesler que pour le phoenomène de Politique le plus obscur. Au moins la dignité des personnages relévera en quelque façon le minutieux de l'object. Les nouvelles publiques nous ont apris l'étrange aventure de mr de Voltaire et de sa famille. Vous n'ignorez pas monsieur qu'indépendament du plaisir qu'il m'a fait Comme auteur de Tent de beaux ouvrages qui peutestre m'ont enseigné à Connoitre le prix des Vostres, je luy suis attachée depuis plus de trente ans par la reconnoissance et l'amitié.
Cette bruyante Catastrophe m'a Effrayée je l'avoue. Je me doute bien que ce doivent Estre Comme Toujours un nombreux conflict de petites pations et de grandes misères qui ont occasionné Ce vacarme dont je suis au désespoir. Je vous avoue que je tremble pour un pauvre Vieillard Entouré d'objects qui doivent attirer la Cupidité du vulgaire, livré seul à la merci de ses Domestiques. Je ne Conçois pas Comment madame Denis du Coeur et de l'esprit de laquelle j'ay Egalement bonne opignon a pu se résoudre à abandonner un oncle qu'elle aimoit comme un père, quand même un peu d'humeur l'auroit mis dans son Tord vis à vis d'Elle. Je suis Tentée aussi de précipiter un jugement contre la petite fille du gr. Corneille. Y a t'il quelque chose de si difficile qu'il ne faille sçavoir suporter de la part d'un bienfaiteur?
Les papiers publiqs Chargent mr de la Harpe. Que peut on croire? que faut il juger? Vous seul, Monsieur, vous me semblés en passe de prononcer, lorsqu'il s'agit d'un homme Tel que mr de Voltaire. Vous seul estes assez grand sans doute, pour le voir et le juger de sang froid. Songez de grâce que ce n'est pas la frivole Curiausité, mais la respectable gratitude, la tendre humanité qui s'attendrit sur l'infortune, et qui désire de s'éclaircir au Tribunal de la vérité et de la vertu. J'ose me flatter que cela suffit pour vous rassurer sur la Crainte d'une indiscrétion, dont un monstre seul seroit Capable.
Pardonnez moy Monsieur, d'avoir saisi une occasion si Etrange de vous faire souvenir de moy. Scrutateur habile du Coeur humain comme vous l'estes, vous verrez dans cette démarche même le fonds décidé de la Confience, de l'Estime infinie, de l'immuable vénération avec lequels je me fais gloire de me dire
Monsieur
Vostre très humble et très Obéissante servante
C. S. Comte de Bentinck néé Csse D'Aldenburg