1768-03-28, de Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck à Voltaire [François Marie Arouet].

Après plus de trois années d'oubli et de silence, à peine peut'estre vous rapellerés vous mon nom.
Je fais encore une tentative, Monsieur, pour essayer de réveiller chez vous cette bien voeuillance, cette amitié si chère, si flateuse pour moy, qui avoit résisté aux vissicitudes du Temps; au Tourbillon des Cours; à l'absence; au peu que je pouvois mériter; et qui Tout à coup a paru s'éteindre et s'anéantir, par un Effeit si triste pour moy, dont la Cause m'a toujours resté inconnue.

Dussiez vous vous impatienter contre une importunité que le sentiment seul a pu vous attirer; dussiez vous le garder encore ce silence qui m'afflige, qui me désole, il ne s'agit point de vanité ici, il s'agit d'amitié, d'Estime, de vénération, enfin de Tout ce que le Coeur peut ressentir de plus Intéressent. L'ami, le bienfaiteur de l'humanité, seroit il insencible à la sincérité de l'une des personne du monde qui l'a Toute sa vie le plus sincèrement admiré? dont l'homage ne sçauroit luy estre suspect d'aucun des feaux jours qui déshonnorent ceux que la fraude, la légèreté, l'intérrest, ou quelque autre mauvais motif peut arracher? Je vais m'émenciper à vous parler un moment de moy, de ma présente situation comme si vous daigniez encore vous y intéresser. Vous verrez, que c'est le Coeur seul qui me fait parler; et peut-estre serez vous touché du sentiment qui m'anime, peutestre auraije la douceur de vous retrouver le mesme pour moy.

Les dernières lettres que j'ay Eu l'honneur de vous Ecrire, il y a près de 3 ans du vieux Château de Jever, et auquelles je n'ay reçu aucune réponce vous ont dit que j'y passois des jours assez doux, à Cause du voisinage de ma bonne vieille mère; mais du reste assez Tristes par le mauvais air, et le manque Total de la moindre société.

Nos santés respectives s'en sont cruellement ressenties. Ma mère pouvoit encore s'airer et se refaire quelque fois, à son Château; mais j'ay si bien avalé les Exhalaisons de ces marais croupissants, que je suis presque aux abois. J'avois 3 nièces Charmantes, qui faisoient la douceur de ma vie. Deux ont esté placées à des Cours, où Elles ne sont point heureuses; et la Troisième, la plus aimable, est morte entre mes bras de la petite vérole. Les veilles, la douleur m'ont mise à deux doigts de la mort. J'ay eu deux ou trois maladies mortelles. Je ne me suis plus trainée pendent Toute une année, qu'à l'aide d'un bâton.

Enfin Tent de paines, et d'autres inconvénients; ce Château casi insoutenable en hiver, et qu'il ne dépendoit pas de moi de faire réparer, m'a obligée de choisir un autre séjour l'année passée. Je verray [ . . .] ma bonne mère à Bremen, une couple de mois; et je passe le reste du temps à Hamburg. J'y ay une parante, des liaisons, et assez de liberté. Ma santé ruïnée me prive presque de Tout. Je suis plus souvent au lit, qu'ailleurs. Enfin je ne Crois pas que je la feray longue, ny que j'atteindray comme ma mère les 91 ans, qu'elle porte plus lestement que moy mes 50. Me laisserez vous mourir, Monsieur, sans me donner encore une seule marque d'amitié? une ligne qui me dise que vous rendez justice à l'extrême attachement qui n'a jamais varié, jamais diminué pour vous, depuis que vous mesme, avent de me Connoitre, m'aviez apris à Essayer au moins de penser?

Oui monsieur, je ne sçais si je souffriray encore longtemps les meaux phisiques, et les dégoûts moreaux de la vie, mais je sçais bien que ce que j'embitionne le plus, c'est d'obtenir encore un sentiment de bonté, un retour de souvenir de vostre part.

Ce n'est point vostre Célèbrité, l'orgueil de recevoir des lettres de l'homme du siècle qui me donne ce désir si vif. J'ay connu il y a 30 ans peutestre cette vanité. Elle est morte en moy, comme la plupart des pations. L'attendrissement que m'inspire le bienfaiteur du genre humain, celuy qui a passé sa glorieuse et utile vie à détruire les préjugés, qui seul m'a Enseigné à les connoitre, à m'en défier, qui m'a fait aimer la justice, la vérité et la vertu; le grand homme à qui les Calas, les Sirven ont dû leur salut, celuy qui mérite l'homage, l'éternelle gratitude des protestans, de l'innocence oprimée, le Noble Ennemi des Erreurs, le bienfaiteur de Touts mes Contemporains et le mien, cet attendrissement si juste et si tendre que luy seul peut inspirer à de Tels Titres, voilà monsieur le mouvement qui me guide. On m'a dit l'autre jour que vous estiez malade, que vous aviez des Chagrins; mon Coeur s'est senti déchiré, j'ay Cru sentir Tout cela moy mesme pour vous. Eh bon dieu qui estce dont qui doive aspirer au bonheur, si le Ciel peut permettre qu'il manque quelque Chose au vostre? Vostre respectable vieillesse est l'object qui doit intéresser Tout le genre humain. C'est le père de l'humanité qu'elle doit honnorer en vous. Chaque Etre pensant vous doit tout. Que la terre Entière l'oublie, je ne l'oublieray jamais. Dédaignez, négligés moy, si vous le pouvez, si vous le voulez. Refusez moy l'unique consolation que je vous demande. Ce sera un tord, un Tord unique que vous aurez, il m'affligera Extrêmement, mais il ne me parroitra à moy mesme qu'un point, qu'un Atome, qui disparoitra dans l'immencité de vos bienfaits, et qui ne m'ostera rien de cet attachement, de cette vénération infinie, qui vous appartient, et que je Conte d'emporter au Tombeau, et peutestre au delà, si vous me fâchés. Ah monsieur que quelques lignes me feroient de plaisir; et voudriez vous contre moy seule vous refuser au charme de faire des heureux?

Cs de Bentinck née d'Aldenburg