1753-05-26, de Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck à Voltaire [François Marie Arouet].

Je commençois à soubçonner la rivière de Nesse d'avoir les propriétés du fleuve Lethe ou pour mieux dire je Croyois que Me la Duchesse de Gotha auroit fait oublier à vostre esprit et à vostre Coeur touts les objects absents et Eloignés de vostre ancienne amitié.

J'ay reçu avec la plus grande joye la preuve d'un reste de souvenir de vostre part au milieu des douceurs dont vous jouissez. Les gazettes vous avoient fait passer Strasbourg et les Lettres particulières vous disoient à Manheim. Grâces au Ciel, mons: vous estes Encore un peu plus près de nous et la lettre dont vous venez de m'honnorer réveille mes Espérances.

J'aime aussi bien que Maupertuis les projects singuliers et j'en forme un aussi difficile qu'inouï. Je prétends, Mons: vous persuader, vous Calmer, vous gouverner si je puis. Oui! vous riez! mais c'est où je vise, pas moins que cela. Moy qui n'ay pu gagner la moindre chose sur vous, qui n'ay pu obtenir seulement que vous daignassiez Ecouter vostre propre Coeur, quand je jouissois du plaisir de vous voir touts les jours, j'entreprends de sang froid à 40 lieux d'Allemagne de venir à bout de vostre obstination, et cela dans le moment où il n'y a pour vous au monde sans doute qu'une Duchesse de Gotha, qui réunit au mérite personnel, tout celuy de la nouveauté, et tout l'assendent que l'Esprit, le génie, la reconnoissance et vostre imagination poétique sçavent donner si généreusement aux objects de vostre Estime.

Ecoutez moy au nom de Dieu avec un peu de sang froid, c'est tout ce que je vous demande. Vous me parlez enfin de vostre situation vis à vis du Roy avec ce ton attendry que j'attendois, que j'ay vu venir et que vous deviez à vostre propre Carractère.

C'est ce même prince auquel je vous ay vu attaché jusqu'à l'Entousiasme; que vous avez adoré véritablement pendant 15 années; qui a esté le premier à vous rechercher, à vous demander vostre amitié: malgré les préjugez de sa nation, de sa famille, et de son Education; qui vous a Ensuite reçu à sa Cour comme son ami et son Egal, qui a fait pour vous ce qu'il n'eust jamais fait pour des Rois; qui vous aimoit, qui peutestre vous regrete; C'est ce prince unique parmi les souverains et plus illustre infailliblement encore dans les siècles futurs; C'est un monarque sur lequel les yeux de l'Europe sont ouverts présentement; C'est celuy dont vous m'avouz que vous attendois tout le bonheur de vostre vie, pour le quel je vous demande un Effort que vous devriez faire pour un honnête home et pour un ami ordinaire.

N'en avez vous donc pas assez fait pour prouver vostre fermeté et vostre obstination? Vous l'avez bravé dans sa Capitale, vous l'avez provoqué sans pouvoir lasser sa patience, vous l'avez quitté l'amertume et le reproche à la bouche. Quel autre Roy, quel autre homme mortel soit qu'il eust tord ou Raison, ayent le pouvoir En main auroit souffert ce qu'il a souffert? Il n'est pas question de plaider avec les Rois, leur Code est différent de celuy des particuliers, et dieu seul est le juge de leurs actions. L'Electeur palatin vous dézire, et la margrave de Bareith vous attend: tout cela est flateur et agréable. Mais c'est précisément ce qui fera le mérite de vostre procédé à l'égard du Roy. Vous En auriez bien moins si la nessecité vous ramenoit à ses pieds, pendant que le seul sentiment doit vous y Conduire.

Car ne vous y trompez pas. Cette Estime publique, ce grand nom pour le quel vous avez tent prodigué de veilles dépend En grande partie de vostre Conduite présente avec le prince. Vostre génie sera toujours admiré, vous serez toujours l'auteur du siècle: mais est ce là tout ce que vous ambitionnez? ne voulez vous avoir esté qu'un homme d'Esprit?

L'amitié du Roy de Prusse rendue après ces orages publiqs et Conservé ensuite jusque la fin de vos jours rend seule vostre Carractère Egal à vos talends, et vous assure dans l'avenir une réputation décidée. Honneur personel, sentiments Estimables, vertus constatées, tout sera pour vous le prix et la suide du retour de vostre Héros.

Je ne sçais même si la gloire de vostre génie n'est pas intéressé à vostre Conduite présente. Le publiq éclairé mais difficile n'admire pas longtemps un Esprit sans vérité et sans justesse. Or souvenez vous que les Eloges du Roy sont parsemez Dans tous vos ouvrages. C'est vous mons: qui l'avez dépeint comme un Trajan et plus Encore qu'un Titus. Vous l'avez décidé humain, généreux et juste. S'il n'avoit point ces vertus, que [? deviendroit] son panégériste, et s'il possède en effet ces qualitez admirables que l'Europe avoüe depuis longtemps coment vous justifierez vous de vostre Changement et de vostre rupture avec luy?

Croyez moy Mons: il n'y a pour vous qu'un seul parti à prendre si vous visez à l'immortalité, et j'en apele vostre propre raison àprésent que vous devez estre de sang froid. Mais il n'y a plus aussi que ce moment. Si vous le perdez tout est perdu sans retour, et ce que vous feriez Ensuite seroit de trop mauvaise grâce. Il faut se vaincre, il faut plier, et Charles XII cessa d'estre héros pour avoir outré l'héroïsme.

Ne croyez pas que je vous demande une lâcheté, j'en suis incapable et j'aime mieux voir mes amis malheurx que méprisables.

Mais il n'y a rien de bas à céder à un home né pour Commender aux hommes, et que l'on aime.

Il seroit indécent et ridicule que le Roy s'humiliât devant vous quand même il auroit quelque tord: il est convenable et juste que vous vous soubmettiez devant luy quand vous auriez toute la raison de vostre Costé. C'est là une notion si simple et si comune du bon sens tout pur, qu'il faut le prestige d'une pation bien Violente pour qu'il soit possible de mettre la Chose en doute. Vous avez un génie trop profond, et un esprit trop juste pour vous livrer à faire des Eutopies Fantastiques, et pour vouloir renverser l'ordre des societez, et des usages les plus décidez.

Consultez vous un moment et faites taire le dépit et la haine. N'est il pas vray que vous aimez encore le Roy? Et comment ne l'aimeriez vous pas! vous le Connoissez. Vous avez vécu familièrement avec luy. Ne sentez vous pas toute l'amertume du pied terrible où vous estes Ensemble? Cela n'empoisonne t'il pas tout vos moments? La providence avoit fait naitre Voltaire dans les beaux jours du siècle de Federich! La malignité, l'intrigue, Maupertuis, la Baumelle sont ils faits pour troubler cet ordre si sage qui faisoit briller ensemble et l'un par l'autre le grand Roy et le grand homme?

Aprofondissez une autre Erreur. Vous me dites que Maupertuis est Couvert de ridicule et d'oprobre aux yeux de l'Europe Littéraire, et vous même ne le Croyez pas. Si vous le méprisiez véritablement croyez Monsieur que vous ne le hairiez plus, et que cette haine ne décideroit plus, Comme Elle le fait, de vostre bonheur et de vostre Carractère. Oubliez le Mons: faites une belle action et le voilà déshonnoré.

N'espérez pas que je vous laisse en repos avent que j'aye obtenu de vous de faire la seule démarche qui puisse justifier mes sentiments pour vous. Tout le monde m'avoüe quand je vous admire. Je vous demande de m'aider à forcer tout le monde à m'avoüer quand je vous ay voué une amitié immuable.

Ce n'est pas à la guerre seulement qu'il faut proffiter du bon moment. L'occasion est unique. Vous estes sorti des Estats du Roy, vous avez réfléchi assez longtemps pour que le sentiment ait trouvé celuy de triompher. La Baumelle est à la Bastille. Vostre Ennemi (Et pourquoi avez vous voulu En avoir?) Vostre piere d'achopement n'est plus ici; l'Electeur palatin vous tend les bras. On vous attend, on vous dézire à Bareith, La respectable Duchesse de Gotha vous comble de faveurs. Voici le moment des sacrifices, sans les faire valoir, et sans les reprocher. Qu'avez vous à Craindre, et qui peut vous retenir? ne Connoissez vous plus le Roy! Vostre haine pour Maupertuis a t'elle Effacé de Vostre Esprit le souvenir de son humanité, de cette vertu si rare parmi les Rois de sçavoir oublier les fautes et de ne point connoitre de vengence? Ses Ennemis Eux même avoüent cette vérité, et je suis forcé de vous dire que j'ay nouvellement une preuve si frapente de son grand Carractère, qui me met à même de vous jurer sur tout ce que je connois de plus saint, qu'il n'y a qu'à faire la moitié d'un pas avec luy, pour qu'il ne refuce plus de faire généreusement tout le reste du Chemin, comme pourroit faire le particulier le plus obscur.

Essayez donc seulement une seule fois de faire ce premier pas. Mais faites le noblement: ne chicanez point point en cédent, ne faites sur tout ny conditions, ny reproches, ny récrémination, oubliez pour l'amour de Dieu pendant une seule année qu'il existe un Maupertuis, un Konig, un Leibnitz et un minimum. Tout cela sur mon honneur ne vaut pas un regard d'amitié du plus aimable des homes. Car tout cela demande de l'esprit, et le Roy ne demandoit que vostre Coeur.

Raprochez vous de ces Estats. N'allez point à Leipzig où l'on est peutestre jaloux de n'estre pas né sous ses Loix. Allez dans quelque ville frontire. Ecrivez de là à notre Enchanteur. Dites luy que vous l'aimez, que vous demandez à le revoir, que le passé n'est plus et qu'il est trop occupé de faire du bien à l'avenir pour s'en souvenir, que vous venez luy rendre ce qui luy appartient, vostre Coeur, que c'est au sien à vous répondre et que vous attendez de luy qu'il sçait oublier les Erreurs et priser les sentiments qu'il inspire.

Si vous vous repentez jamais de cette démarche, je Consents, Mons: à estre déshonnorée dans votre Esprit en toute Eternité. Mais prenez garde que si vous ne m'écoutez pas vous ne vous repentiez toujours de vostre résistence.

Si après cela vous ne pouvez vous résoudre à faire une Chose si noble et si attendrissente, si vous n'estes pas assez grand homme pour cela, allez au moins à Bareith chez Me la Margrave, et laissez à sa prudence et à sa bonté le soin de faire vostre accomodement. Mais Croyez que de vous En remettre au Roy seul, de traiter d'homme à homme avec luy et de ne céder à personne le mérite de Vostre action, de ne luy rien prescrire, de ne luy rien reprocher, de luy faire le sacrifice de Vostre haine (qui ne sçauroit guère vous Coûter si vous Envisagez vostre Ennemi comme désarmé et couvert d'oprobre), que c'est là le plus sûr et l'infaillible moyen de réussir avec luy, car vous même l'avez dit:

Va, c'est ainsi qu'on traite avec les grandes âmes,

et je suis autorisée de vous sommer d'agir avec Federich Comme vous avez Cru que l'on devoit parler à Caezar.

Enfin Mons: vous me Connoissés. La Crainte ny l'intérests ne seront jamais les mobiles de mes actions. Je brave la puissance et je dédaigne la fortune. Je ne Connois de maître que par le pouvoir du sentiment, et de la vertu. Ce n'est donc que par ces motifs que [je] vous parle. Si je Croyois le Roy un prince ordinaire, si je le Croyois Capable d'abuser de ce que vous ferez, je perdrois tout mon bien plutost que de vous y exhorter. Mais je vous réponds (et je suis à même de le sçavoir) qu'on ne risque rien avec luy qu'en luy résistent. Oril vous a Epargné malgré vostre résistence. Jugez si vous hazardez avec la magnanimité, et prenez mon Carractère, pour Caution de ses procédez. Consultez toutes les personnes neutres et raisonnables que vous verrez, en leur lisant mes raisons; Consultez même si vous le voullez cette grande Princesse que l'Allemagne révère, et qui vous rend justice. J'attends de son pouvoir qu'Elle vous ramènera aux pieds de Vostre Illustre ami Couronné, C'est là que je vous attends, pour tomber aux vostres, où tout vostre Génie ne m'a point Conduite mais où je rendray homage à vostre vertu, si Elle procure au Roy la dernière victoire, ce laurier du sentiment que vous seul pouviez luy donner et qu'il Est digne d'emporter.

Adieu Monsieur. S'il vous reste quelque amitié pour moy, je n'en admets que cette seule preuve qui me fournira l'heureuse occasion de vous Estimer à jamais.

C. S.

PS: Francheville est au Roy. Il sera heureux. Je l'espère au moins, et il dépend de vous que tout le monde soit Content. Hastez vous de décider, et ne me laissez point ignorer vos résolutions.