1753-02-20, de Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck à Baron Albrecht von Haller.

Si vous me soubçonniez d'estre Capable de négligence à Vostre Egard, vous ne seriez plus vous même; c. à. d. un Philosophe Equitable.
Je n'ay pas voulu vous importuner avent d'avoir pu m'aquiter de vostre Comition, et ie n'ay pas Cru devoir vous en rendre Conte par la poste.

J'ay donc attendu l'occasion que le départ de Mr Mylïus me procure pour vous expliquer, Monsieur, les raisons parlesquelles j'ay traité une Bagatelle avec la lenteur et la gravité d'une affaire d'estat.

Il y a des Endroits où l'on cherche autent de finesse à une petite chose, qu'ailleurs aux plus grandes, et quand les intrigues et l'assendent est renfermé dans un cercle extrêment borné, les objects changent de taille, proportionnellement.

J'ay eu plusieurs occasions pendent le Carnaval de parler au Roy, avec lequel j'ay eu l'honneur de souper assez souvent. Mais je n'ay pas jugé convenable de luy faire vostre Compliment, à cause de la Crise où l'on se trouvoit.

La guerre occasionnée par la Loy de L'Epargne, estoit dans La force de sa première fureur, lorsque les plaisirs ont esté rassemblés à Berlin. C'estoit une nouvelle Croisade où presque tout le monde c'estoit envolé, et je pense que l'esprit de ces temps là, avoit trouvé moyen de sèvire parmi les pauvres Brandebourgois. Un nouveau St Louïs c'estoit croisé, peutestre tout aussi Témérairement que le premier; Il n'y avoit qu'une espèce d'idée, d'intérest, et de Conversation.

Malheureusement pour moy, Monsieur, et pour l'exécution de vos intentions, l'illustre fanatique qui prêchoit la Croisade parmi nous, et qui avoit fait baiser la Croix aux Souverains, aux Princes, aux Courtisans, et aux femmes, n'estoit pas extrêmement de vos amis. Il avoit prévenu l'esprit du maitre, qui dans ce temps là estoit trop Engagé avec luy pour Espérer de l'emporter dans ces premiers temps, d'une faveur si Eclâtente.

De plus encore j'avois toujours professé une espèce de Liaison avec Mr de Voltaire qui me rendoit suspecte aux Croisez. J'estois presque la seule dans toute la Cour, qui ne faisoit jamais Les voyages à la Terre Sainte. St Louïs ne l'ignoroit pas, et vous sçavez ce que c'est que les guerres de Religion.

J'aurois donc risqué, en vous noment en public dans cette situation, de vous attirer une réponse plus froide, que Cet aimable Prince ne sçauroit en donner, en toute autre circonstence à un homme Tel que vous. Vous auriez souffert de la position où j'estois, et c'est ce que ie n'ay pas cru devoir risquer.

Il n'y avoit pas moyen non plus de charger aucun autre de la Comition. Personne n'auroit pris sur luy dans ce temps là, de nommer en bien, un sçavent au Maitre, avent d'avoir sçu par le Président luy même, s'il estoit un Zélé Croisé. Mr de Voltaire estoit séquestré, de façon qu'il ne me restoit que d'attendre un moment plus favorable. J'y fus d'autent plus déterminée, qu'un grand prince auquel j'avois Eu recours, m'avoua luy même qu'il ne s'en sentoit pas le Courage….

J'ay vu Mr de Voltaire enchanté de ce que l'on luy avoit apris de vostre génie. Il forma le dessein de rendre en vers une partie de vos ouvrages. Il s'en fit traduire quelque morceaux. Il Crût deviner des idées qu'il Croyoit analogues mais inférieures aux siennes. J'ay jouï de sa surprise, lorsqu'il démesla leur supériorité. Ce grand homme ne put vaincre un mouvement d'envie. Il eust traduit les ouvrages d'un rival qu'il eust cru pouvoir luy estre Comparé, il n'eut pas le Courage de traduire ceux de son vainqueur, mais il l'admira de bon Coeur au moins, Et ce n'est peutestre pas là un de vos moindres Triomphes.

Ces malheureuses querrelles qui divertissent le public ailleurs et qui Empoisonnent la société ici m'ont foncièrement brouillée avec les sçavents et les beaux Esprits. Il est triste de devoir mésestimer ce que l'on admire. Que ne puisje jouïr du bonheur de vous connoitre, et de vous voir quelque fois, vous me racomoderiez avec Eux, et vous métriez d'accort, touts mes sentiments! Mais je ne devois pas m'attendre à un aussi grand Lien, estent destinée ce semble, à n'avoir guerre de satisfaction ny de félicité dans la vie. Rien ne m'enlèvra cependent celle de vous rendre justice, de vous conserver l'estime et le dévouement le plus décidé, et de me dire dans Toutes les occasions et tent que j'existeray

Monsieur

Vostre très humble et très Obéissante servante

C. S. de Bentinck née D'Aldenberg