J'aurois cru, Monsieur, rendre un bien mauvais service à ma nation, si je ne m'estois pas presté à laisser paroitre les ouvrages d'un homme qui luy fait tant d'honneur.
Mde Denis vous a mandé sans doute une petite difficulté que j'ay faite sur un passage qui pouvoit déplaire à un homme plus que nonagénaire. Je m'estois bien douté que vous n'insisteriés pas, et je ne crois pas que vous me désapprouviés. Je dois dire à l'honneur de m. de Fontenelle que malgré la foiblesse de l'âge il n'y à pas paru plus sensible qu'on ne doit l'estre à une simple plaisanterie. Ce sont ses amis qui s'en sont scandalisés pour luy.
Quand au projet que vous me faites l'honneur de me proposer, les libraires l'ont déjà rempli en partie, ils ont imprimé Racine, Boileau & dans la même forme, le Corneille manque encore mais ils vont le donner incessamment. Je ne sçais pas même s'ils ne veulent pas étendre leur liste plus loin que les auteurs à qui on peut donner le nom honorable d'auteurs classiques.
Pour les remarques sur la langue et le goût, elle seroient selon les apparences fort recherchées dans les pays étrangers, mais nos libraires françois n'ont pas les vûes si longues. A Paris je doute que ces remarques eussent un grand débit, à moins qu'elles ne fussent ornées d'un nom qui les rendit aussi précieuses que le texte, c'est à dire à moins qu'elles ne parussent aumoins dirigées et retouchées par m. de Voltaire. J'en ay parlé à Mercier et à quelques uns de ceux qui ont part aux privilèges de Corneille, Moliere &c. J'ay dit à Mercier d'aller trouver mde Denis, et je ne doute pas que votre zèle pour le bien public ne soit parfaitement secondé par celuy des libraires pour leur intérest.
J'ay l'honneur d'estre, Monsieur, avec tout le respect qui est dû aux grands hommes
Votre très humble et très obéissant serviteur,
de Lamoignon de Malesherbes
à Paris ce 7 août 1751