Berlin 28 Xbre [1751]
J'ay d'abord à vous dire mon cher Walther que malgré mes occupations qui me prennent presque tout mon temps j'examine avec soin votre édition.
Il y a baucoup de fautes. Jugez où nous en aurions été, si je vous avais donné d'abord à imprimer le siècle de Louis 14.
Il a fallu l'imprimer chez l'imprimeur du roy de Prusse. C'est mr de Francheville, conseiller aulique, qui s'est chargé de L'édition, et il y a encor des cartons à faire.
Mon nom n'est point à la tête de L'édition. On sait assez dans l'Europe que j'en suis l'autheur, mais je ne veux pas m'exposer à ce qu'on peut essuier en France de désagréable, quand on dit la vérité.
J'ay donc pris le party de ne point envoyer d'exemplaires en France. Ce n'est pas moy qui ay le privilège impérial, et celuy de Prusse, tout est sous le nom de mr de Francheville. Il y a, comme je vous l'ay mandé, trois mille exemplaires de tirez dont quatrevingt ou à peu près peuvent être ou gâtez ou incomplets.
J'en envoye cinq cent à un de mes amis de Londres, ce débit ne passera point par les mains des libraires, c'est une affaire particulière. Reste donc deux mille cinq [cent] exemplaires dont je puis disposer. J'en prends cent pour faire des présents, et je me déferay des 2400 exemplaires restants avec un seul libraire au quel je transporteray le privilège, le droit de copie, et de faire traduire. Les deux volumes contiennent chacun à peu près cinq cent pages, ou quatre cent quatrevingt ou aprochant; c'est de quoy je seray plus parfaitement instruit quand la table des matières sera achevée. On peut vendre les 2400 exemplaires deux richdalers ou au moins deux florins chacun. Je ne veux pas assurément y gagner mais je ne veux pas y perdre. L'ouvrage m'a coûté avec le secrétaire, et mr de Francheville qu'il a fallu payer, environ deux mil écus, par ce qu'il y a des feuilles que j'ay refaites trois fois.
Je vous donneray volontiers la préférence sur d'autres libraires qui m'en offrent d'avantage, et encor je ne vous demanderais ces deux mil écus qu'au premier juillet et vous donneriez un présent de 50 écus à m. Francheville. Si je vous abandonnais seulement cinq cent exemplaires, vous ne pouriez avoir ny le privilège ny le droit de traduction parce qu'il faudrait nécessairement donner ces droits, à ceux qui prendraient la plus grosse partie; mais si vous vous chargiez du total, alors le même homme, mr de Stiven, qui a traduit les tragédies de Phedre et d'Alzire en allemand avec baucoup de succez traduirait pour vous le siècle de Louis 14, et il ne vous en coûterait rien et vous pouriez ensuitte joindre cet ouvrage à mes œuvres. Je me détermineray suivant votre réponse.
Il se présente une plus grande entreprise, c'est d'imprimer et de débiter volume à volume les auteurs classiques de France, avec des notes très instructives sur la langue, sur le goust, et quantité d'anecdotes au bas des pages. On commencerait par la Fontaine, Corneille, Moliere, Bossuet, Flechier, etc.— rien ne serait plus utile pour donner aux étrangers l'intelligence parfaitte du français, et pour former le goust. J'ose dire qu'une telle entreprise fera la fortune de celuy qui en fera les frais. Nous commencerions à la st Jean et cela irait sans interruption. Vous pouvez voir que je ne songe qu'à vous rendre service. C'est à vous à voir si vous voulez joindre votre peine à mes soins. Je vous embrasse.
V.