1768-10-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Ah! nous voilà d'accord, mon cher et illustre confrère.
Ouï sans doute, j'y mettrai mon nom, quoi que je ne l'aie jamais mis à aucun de mes ouvrages. Mon amour propre se réserve pour les grandes occasions, et je n'en sais point de plus honorable que celle de déffendre la vérité et vôtre gloire.

J'avais déjà prié mr Marin de vous engager à prêter les armes d'Achille à vôtre Patrocle qui espère ne pas trouver d'Hector. Je lui ai même envoié en dernier lieu, une liste des faits qu'on ne peut guères vérifier que dans la bibliothèque du Roi, me flattant que mr l'abbé Boudot voudra bien se donner cette peine. Je vous envoie cette Liste; elle consiste en dix articles principaux qui méritent des éclaircissements.

Vous jugerez par ces articles même, que le critique a de profondes et de singulières connaissances de nôtre histoire, quoi qu'il se trompe en bien des endroits.

Il serait convenable que vous lussiez son ouvrage; vous seriez bien plus à portée alors de m'éclairer. Vous verriez combien le stile, quoi qu'inégal, peut faire d'illusion. Je sais qu'on en a envoié à Paris six cent éxemplaires de la première édition, et que le débit n'en a pas été permis. Mais l'ouvrage est répandu dans les provinces et dans les païs étrangers. Il est surtout vanté par les protestans et comme l'auteur semble vouloir déffendre la mémoire de Henri 4 il devient par là cher aux lecteurs qui n'aprofondissent rien.

Vous voiez évidemment par toutes ces raisons qu'il est absolument nécessaire de le réfuter.

Mr Marin a entre les mains une carte sur laquelle l'imprimeur m'a écrit que l'ouvrage est de Mr Le Marquis de Bellestat, mais je suis persuadé que ce Libraire m'a trompé, et que l'auteur a joint à toutes ses hardiesses celle de mettre ses critiques sous un nom qui s'attire de la considération.

Mr Le marquis De Bellestat est un jeune homme de mérite qui m'a fait l'honneur de m'écrire quelquefois. Le stile de ses lettres est absolument différent de celui de la critique qu'on lui impute. Mais on peut avoir un stile épistolaire naturel et faible, et un stile plus fort et plus recherché pour un ouvrage destiné au public.

Quoi qu'il en soit, je lui ai écrit en dernier lieu pour l'avertir qu'on lui attribue cette pièce. Je n'en ai pas eu de réponse. Peut être n'était-il plus à Montpellier dont il avait datté les dernières Lettres que j'ai reçues de lui.

Vous voilà bien au fait, mon cher et illustre confrère. Vous jugerez si j'ai cette affaire à cœur; si vôtre gloire m'est chère; si un attachement de quarante années peut se démentir. Je vous répéterai icy mon ancienne maxime. En fait d'ouvrages de goût il ne faut jamais répondre; en fait d'histoire il faut répondre toujours, j'entends sur les choses qui en valent la peine, et principalement celles qui intéressent la nation.

Si vous m'envoiez les instructions qui me sont nécessaires, je vous prie de me les adresser par Mr Marin qui me les fera tenir contresignées.

Il ne me reste qu'à vous embrasser avec la tendresse la plus vive, et à vous souhaitter une vie longue et heureuse que vous méritez si bien. Tant que la mienne durera, vous n'aurez point de serviteur qui vous soit plus inviolablement attaché.