Leipsic le 13 mars 1755
Je suis confondue, et réduite au silence par l'excès de vos attentions et de vos bontez pour moy.
J'ay reçu 3 de vos lettres en 7 jours. J'estois malade, car je m'en mesle aussi; comment vous exprimerois je ma reconnoissance? Il vaut mieux Charger ma Conduite, pendent le reste de ma vie de cette depte là, que non pas ma méchante plume, qui ne dit jamais ce que je veux luy faire dire.
Vous me demandez, Monsieur, des Nouvelles de ma situation; de mes affaires. Vous suposez que j'auray pris, au moins, de bonnes mesures, pour m'assurer une Espèce d'opulence. Le bon sens, l'apparence doit vous faire Conclure ainsi mais vous avez vu Tent d'évennements singuliers dans l'histoire des grands, et dans Celle des particuliers, que je crois que vous aurez apris à faire abstraction et du bon sens et des apparences, dans de certaines combinaisons inéxplicables. On ne m'a pas permis de prendre beaucoup de mesures. On m'a demandé ma signature, et l'on m'a interdit le raisonnement. En un mot on m'a fait accepter un accomodement, à peu près Comme la plupart des parents font embrasser une religion à leurs enfans. Il est vray qu'on m'y laisse de quoi vivre, mais il s'agira de sçavoir si l'on Tiendra ce que l'on promet, et qui vu les Circonstances est peutestre même impossible à Exécuter, pour ceux qui le promettent.
C'est ce que le Temps seul poura Eclaircir. L'accomodement est signé, depuis le mois de septembre, mais les principeaux articles en sont encore non remplis. On fait fraude sur fraude, de la part de la partie adverse, et l'on a pour soy 4 ou 5 Rois. Pour moy je n'ay personne, que la vérité, et mon courage, et les Choses me parroissent pourtent encore assez Egalles. Tout doit finir cependent, suivent toutes les apparences, en une Couple de mois; et je me flatte de pouvoir partir pour la Suisse au mois de May.
Longtemps avent de soubçonner que vous pourriéz jamais vous fixer dans ce païs là, j'avois pris des espèce d'engagements, avec des personnes qui m'avoient procuré des liaisons dans ces régions inconnuës. Le Tout est subordonné toutefois à ma Convenience, quand je seray sur les lieux. Il s'agit de Neufchatel ou de Vevay. Je n'ay pas voulu achepter Chat en poche, car quand c'est pour la vie, il faut un peu Consulter le goust, et même la fantaisie. Je verray donc; et ne me détermineray que lentement, comme vous me le conceiliez très prudament. L'idée de demeurer proche de vous, Monsieur, mettra un grand poids dans la balance. Je n'avois point pencé aux Environs de Lausane, vous pouvez bien me les faire préférer à Tout le reste; mais il faut me dégager honnestement, au moins, en ce cas des arrengements pris; il ne faut point Choquer des personnes qui ont bien voulu me rendre service d'une façon toute obligente. D'ailieurs j'auray une furieuse queuë. Ma Catastrophe rejaillit sur un nombre de pauvres domestiques, et officiers fidelles, qui doivent au moins partager les débris de mon Nauffrage.
Il faudra donc sacrifier souvent le goust à la Néssecité de se déterminer pour le lieu où l'on pourra vivre au meilleur marché, et rencontrer une maison assez grande, pour héberger toute la peuplade. Je suis si dégoûtée des villes que j'auray de la paine à me résoudre de m'habituer dans l'enceinte de quelque murs. Il n'est pas encore décidé, si par mes arrengements il me restera de l'argent pour pouvoir achepter une Petite terre, ce qui feroit toute mon Ambition. C'est cependent là l'article principal.
Si j'en sauve, j'aquereray ce qui sera à ma Convenance; un lieu qui me plaise et qui m'arrenge. Si je ne sauve rien il faudra se borner à louër. C'est ce que j'espère de sçavoir avec Certitude, au mois de may, et ce n'est qu'ensuite de cette décision que je pourray prendre un parti moy même.
Du moment que je seray Eclaircie de mon sort, je me rendray à Basle, où se fera la rencontre des brancards; c. a. d. où ma Colonie se rejoindra. J'y laisseray Toutes mes brebis désolées, et m'en iray avec une Couple de domestiques, à Neufchastel et de là à Lausane, c. a. d. à Monrion. J'y Consulteray l'oracle; Trop heureuse de le Trouver au bords du Lac, dans le Temple du génie, et de L'amitié!
De là je prendray mon vol vers Vevay. Je finiray, ou je rompray mon marché. Si vous n'estes point à Monrion, j'iray jusqu'aux Délices, moy qui n'avois cru chercher en Suisse que le repos. Enfin, Monsieur, je vous feray part de Tout ce qui s'arrengera par raport à moy; et mes mesures ne se prendront qu'annaloguement à celles que vous voudrez bien prendre vous même, pour me faire jouïr du bonheur d'une société qui adoucira Toutes mes paines.
Pour de loger en même maison, je Crois que vous estes de mon avis, que pour rester amis il ne faut jamais estre sous un même Toit, qu'en guise de petite visite. Quelque raisonnable, quelque ferme que l'on soit, les domestiques occasionnent des misères et des tracasseries inévitables, qui influent tost ou tard sur les maitres, et qui rafroidissent l'amitié la plus éprouvée. En un mot cela sent casi le mariage; et vous m'avouerez que je ne suis pas payée pour estre fort amusée de la simple idée de cette galère là.
Je sens au reste Comme je le dois, Tout ce que vous m'offrez d'une manière si noble et si amicale. Je ne veux que vous, pour Conseil, et pour guide: mais je ne veux pas que mon Existence vous soit à Charge. Je tâcheray de me procurer un petit Chez moy agréable, et où vous puissiez trouver de quoi vous délasser quelque fois de votre solitude philosophique. Je veux vous devoir Encore outre Tout le reste, la Connoissence et la bienveillence de Mesdames vos Nièces. Je leur demanderay la permition de venir quelque fois adorer avec Elles, la divinité dont Elles sont les dignes prêtresses. C'est aux pieds d'Appollon et des Muses que je me dépiqueray des Caprices de la fortune.
Voilà mon plan. J'espère que le Château que je Convoite n'est pas situé en Espagne. Mon imagination me peint l'heureuse République où je tends, comme le séjour de la liberté, de la tranquilité et de la paix. Pourroi je y regreter quelque Chose puisque je dois vous y retrouver? Il est vray que nostre aventure est volée d'un Roman; il n'y avoit peutestre que moy seule pour qui ces Etranges Combinaisons là, pussent avoir lieu.
Adieu, Monsieur, que ne suis je déjà En route, pour vous remercier d'avoir Enfin décidé, En ma faveur, Entre Geneve et Rome. Mes sentiments pour vous sont et seront Toujours les mesme. Faites l'honneur et la justice à mon Caractère de n'en jamais douter un moment.
CS de Bentinck née D'Aldenbg