1736-10-15, de Michel Linant à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher monsieur,

Ma petite sœur est depuis quelques jours à Cirey et moy dans la plus grande joye.
Je dois ce boneheur à ceux que j'estime et que j'aime le plus, c'est à dire à vous et à mr de Voltaire. Je me sens par là doublement heureux. Je vous dois tant à touts deux que je ne sçaurois plus compter vos bien-faits. S'il suffisoit pour m'en acquiter de les ressentir vivement vous me devriés du retour mais ce sera toujours moy qui vous en devra quand je vous payerais de ma vie. Mr de V. et vous vous estes les dieux qui m'avez ôté de dessus la tête un poids énorme qui me l'apesantissoit. Je suis le paralitique à qui vous avez dit tollé grabatum tuum et ambula mais sçavait si j'iray [. . .] . Je suis geury, il me reste pourtant encor des entraves aux pieds. Celles de la poésie ne m'arrêteroient pas si je ne rencontrois en mon chemin deux ou trois fois le jour les épines de la grammaire et les soins de la pédanterie. Quand j'en fais les fonctions je me crois aussy éloigné du parnasse qu'un astronome dans les caves de l'observatoire, l'est d'une étoile qu'il observe.

Mr de V. sçait que j'ay fait le ier acte de cette tragédie dont j'ay eu l'honneur de vous écrire quel que chose et il convient aussi bien que mdme du Chastellet qu'il n'est pas possible d'en faire une bonne dans le cas où je suis. Je ne leur ay rien montré de ce ier acte parceque je crois qu'il n'en vaudra jamais la peine. Il y a toujours quelques beaux vers et même des morceaux assez bien tournez mais point de belles scènes et tout y va par bonds. On y sent la main d'un homme habituée à des travaux d'un autre espèce. C'est un tailleur de pierre qui voudrait faire une statue. Il ne faut faire que de cela quand on en veut bien faire.

Il n'y a que les ouvrages que l'on peut quitter et reprendre sans qu'ils s'en ressentent beaucoup qui me conviendroient. Apropos de cela j'ay trouvée l'idée du roman, à ce que m'a dit touts les jours mr de V., qui seroit le plus noble et plus neuf qu'on auroit fait depuis longtems. Il prétend que rien ne me feroit tant d'honeur que cet ouvrage, et que c'est la seule chose que j'aye le tems de faire. Il est vray qu'on fait àpeuprés de la prose comme de la toile et que les vers sont comme les métaux et qu'on ne peut mettre en œuvre quand on les a laissés refroidir.

Je vous feray part, mon cher monsieur de cette idée nouvelle quand j'auray plus de tems et de papier que j'en ay à présent. J'ay mon pupille d'un côté qui se moque du latin et de moy. Il n'auroit pas tort s'il ne me rompoit pas la tête d'un maudit endroit de Rasine qui l'embarasse autant que je le suis de lui même. D'un autre côté ma sœur me prie de vous faire mille très humbles remerciments des bontez infinies que vous avez toujours eû pour elle. Nous ne pouvons nous taire quand nous sommes ensemble sur toutes les obligations que la famille entière vous a. Ma sœur m'a dit mille fois que Cirey et toutes les douceurs qu'elle y trouve ne pourroient jamais l'empêcher de regretter celles qu'elle rencontroit dans le commerce charmant de madame de Tomson qui lui a fait l'honneur de la soufrir quelquefois auprés d'elle. Je vous suplie mon cher monsieur de vouloir bien que je lui présente mes très humbles respects. Je ne me souviens pas d'avoir jamais ressenti rien si vivement que ses bontez pour moy si ce n'est peutestre ses agréments et tout ce qu'elle vaut; j'ay fait une préface pour estre mise audevant de la Henriade qu'on réimprime avec des corrections et des augmentations. Cette préface ne sera peutestre pas trop bonne parceque mr de V. est trop modeste. Il en a tranché beaucoup de choses qui me plaisoient par des endroits qui lui ont déplû et qu'il a retranchés. Je lui rendois justice et il a crû que je le loüois. Ce n'est pas louér que de dire d'un honnête home qu'il l'est. Ce devroit estre la même chose à l'égard d'un home come mr de V. quand on dit de lui que c'est un prodige. Je suis mr votre très humble obt serviteur

Linant