à Versailles ce 26 may [1772]
Je ne sçais, mon cher amy, si je vous reverray avant votre départ.
Dans L'incertitude, je vous écris, parcequ'il y a une chose dont je veux que vous soyés instruit. J'ay reçû hier par La poste un billet anonyme timbré de Versoy. Il me paroît clair que ce billet a été écrit sous La dictée de mr de Voltaire, et qu'il me croit L'autheur des réflexions sur La jalousie. C'est Là dessus, mon cher amy, que je veux vous parler. Je vous avoüe qu'en effet c'est moy qui ay écrit ces réflexions. Si je ne vous L'ay pas dit plutôt, c'est que je ne L'ay dit à personne, parceque s'étoit une confidence inutile. Mais si L'on n'est jamais obligé de dire ce que L'on fait, il est dans mon caractère et dans mes principes de ne point nier ce que j'ay pû faire, et je vais vous rendre compte de mes motifs. Il y a très longtemps que mr de V. s'attache à décrier Les grands écrivains qui font honneur, comme Luy, à notre nation et à notre siècle. Mr de Montesquieu et mr de Buffon sont surtout L'objet de son acharnement. Il y est revenu jusqu'à produire L'impatience et Le dégoût. J'ay vû tous les honnêtes gens révoltés, et je n'ay pû m'empêcher de partager L'indignation qu'ils ont montrée en voyant un homme à si bon droit célèbre, et qui réunit autant de genres d'un mérite éclatant, employer pour se faire valoir ces petits moyens qui supposent les petites passions Les plus subalternes. Deux choses ont contribué à aigrir Le ressentiment que j'en ay éprouvé. Je suis amy de mr de Buffon, et je n'ay pas pû voir sans beaucoup de chagrin mr de V. s'efforcer d'attenter à sa réputation.
D'un autre côté vous sçavés que parmy Les admirateurs de mr de V. il n'en est peut être point dont L'entousiasme soit plus vray ni plus vif que Le mien. Jugés de La peine amère que j'ay dû ressentir Lorsque j'ay crû voir mon Idole ternir elle même L'éclat de sa gloire. En m'ôtant Le plaisir de L'estimer sans réserve, il m'arrachoit La moitié de ma joüissance; et c'est ce qu'il n'est pas possible de supporter. Mr de V. m'a parû comme un homme richement vêtu qui auroit à La fois La méchanceté et La […] de se couvrir luy même de fange pour Le plaisir d'en jetter quelques éclaboussures sur ses voisins. Je Le plaignois comme maniaque, et par moments je Le détestois comme méchant.
De tout cela je formoit un sentiment pénible qui m'a bien souvent mis à La torture. J'étois dans cette disposition, Lorsque peu de temps après La mort de mr Helvétius que tous Les honnêtes gens ont si justement regretté, mr de V., qui étoit son ancien amy, fit imprimer un article où, sous prétexte de Le plaindre, il paroît se joüer de sa réputation par Le ton Léger et méprisant avec Lequel il parle de son ouvrage. Les amis les plus ardents de mr de V. en ont été indignés. Je L'ay été d'autant plus que j'avois L'âme encor flétrie par La douleur de La perte de mon amy. J'ay vû sa femme et ses enfans nâvrés de voir dégrader La réputation de celuy qu'elles pleuroient, et de La bouche duquel ils avoient mille fois entendu L'éloge de mr de V. pour Lequel il avoit de vrais sentiments d'amitié. J'en avois été souvent témoin, mon indignation s'en est accrüe, et c'est ce qui m'a fait écrire. Il est possible, mon cher amy qu'en écrivant dans cette disposition, j'ay été emporté audelâ des Justes bornes; peutêtre n'ai-je pas eû tous les ménagements, qu'on doit, jusqu'à un certain point, à un mérite aussi éclatant que celuy de mr de V. et à sa grande célébrité. Si cela est, j'en suis fâché, et vous en jugerés. Mais je n'ay rien à me reprocher ni quant au fonds ni quant aux motifs. Je pense même qu'il est de devoir de ne pas Laisser croire que Les plus grands talents puissent tenir Lieu de tout, qu'ils donnent Le droit de négliger Les préceptes les plus communs de La morale, celuy de se joüer des réputation Les mieux méritées, et même de celle de ses amis. Je sçais que mr de V, a Loüé quelquefois mr de Montesquieu et de Buffon, et comment auroit-il osé en parler sans leur donner quelques éloges? Mais personne n'a méconnu L'addresse perfide avec laquelle il Les carresse d'une main pour Les décliner de L'autre. Je sçais qu'il s'est élevé avec beaucoup de force contre Les persécutions en général, et en particulier contre celle que mr Helvétius a éprouvée. Mais cela empêche t-il qu'au moment de La mort de son amy il n'ait cherché à flétrit sa mémoire du côté des talents? Mr de V. m'accuse, mon cher amy, dans Le billet de Versoy, d'avoir fait un libelle contre Luy. Libelle veut dire petit Livre, et en ce sens mr de V. a raison, car il n'en est guères de plus petit que les réflexions sur La jalousie. Il auroit peutêtre mieux fait de L'appeller Diatribe, puisque c'est Luy même qui a donné ce nom aux petits ouvrages de ce genre. Quant à La satyre, ce n'est point moy qui l'ay faite. Je n'ay été que L'Echo du public, et des amis même de mr de V. Il en est de même sur Le chapitre de L'ingratitude. Vous sçavés qu'il n'y a eû qu'une vois Là dessus. Vous devés en avoir vû comme moy ses amis affligés et humiliés. Plusieurs même de ses plus zélés partisans L'ont abbandonné, dans L'impuissance de Le deffendre. Mr de V. me fait appercevoir qu'il m'a cité avec Eloge sur quelque article de L'Encyclopédie. C'est sans doute une chose très précieuse en soy qu'une citation honorable de La part d'un homme d'un mérite aussi réel et aussi brillant. Je ne puis que L'en remercier. Mais j'avoüe que cela a moins d'importance pour moy que pour beaucoup d'autres. Je n'ay ni prétentions ni talents. Mon bonheur est de joüir de ceux d'autrui, de cultiver Les Lettres en paix, Lorsque j'en ay le temps, de chercher toujours L'instruction, sans avoir La volonté ni le pouvoir de rien produire. J'aimerois bien mieux qu'aulieu de me Loüer il m'eût mis dans le cas de Le Loüer luy même comme je L'aurois voulu; qu'après s'être emparé de toute mon admiration il m'eût Laissé Le plaisir pur et plein d'estimer sans réserve et sans bornes l'objet de mon hommage, et de rendre un témoignage éclatant à sa vertu comme à ses talents. Mr de V. croit-il de bonne foy n'avoir pas fait de mal à tous les honnêtes gens, et à moy, en nous mettant dans L'impuissance de Le deffendre sur sa conduite morale? Car c'est toujours Là ce qu'ont à vous présenter ceux des gens du monde qui n'aiment pas Les gens de lettres. Vous leur parlés avec entousiasme de talents extraordinaires, et ils vous parlent froidement de probité et de vertu. Rien n'est plus pénible alors que de n'avoir que des excuses à faire. Croit-il ne m'avoir pas mortellement blessé Lorsqu'il m'a mis dans Le cas de prendre La plume contre luy? S'il y a quelque chose au monde que je puisse ne luy pas pardonner, c'est de m'avoir forcé à luy faire de La peine. Si je voulois, mon cher amy, compter tous les reproches que j'aurois personnellement à faire à mr de V., il faudroit détailler tous ceux qu'il auroit à se faire à luy même. Depuis vingt ans il n'a pas fait une faute, que je ne L'aye cruellement ressentie par L'intérêt que je prenois à luy.
Dans sa réponse aux réflexions, il m'appelle son directeur. Si j'en adoptois Le titre et Les fonctions et qu'en cette qualité je Luy aidasse à faire une confession générale, je crois, entre nous, qu'elle seroit un peu plus complette que la sienne. Mais certainement je n'en feray rien. Quoy qu'une indignation douloureuse m'ait fait attaquer un moment mr de V., il me seroit impossible d'être son ennemi, voulût-il me faire du mal. J'ay même du regret d'avoir été si loin. Il est possible que La nature ayant conservé à cet homme extraordinaire, jusques dans un âge avancé, tout le feu de La jeunesse, elle Luy en ait aussi conservé Les défauts, et qu'il entre dans tout ce qu'il a fait plus de Légèreté que de malfaisance. Si cela étoit, il seroit plus excusable, et j'aurois été trop Loin; mais vous conviendrés que cela n'étoit pas à présumer.
Adieu, mon cher amy, J'avois à coeur de vous instruire de mes motifs, parceque je vous aime, et que je suis jaloux de votre estime. Vous ferés de ma Lettre L'usage qu'il vous plaira. Je vous souhaite un bon voyage, et je vous embrasse de tout mon coeur.