1759-03-07, de Gabriel de Seigneux, seigneur de Correvon à Baron Albrecht von Haller.

Monsieur,

Je viens de lire la lettre que Mr de Voltaire vous a écrite sur ses misères chimériques et l'excellente réponce que vous lui avés faite; l'amy qui nous l'a lue à Mr le Bourgmaitre Seigneux et à moy n'aiant pû nous la laisser parce qu'il avoit promis qu'elle ne sortiroit pas de ses mains, me serois-je trop flatté, en espérant d'en [te]nir de vous même Monsieur une Copie.
Vous lui avés fait sentir avec autant de dignité que de raison, combien c'est descendre de cette haute Région où l'élevoient sa réputation et ses talens, que de se laisser agiter à ce point par le premier vent; moyen très sûr de rendre l'air plus orageux, par le plaisir malin que l'on se fera sans doute de mettre sa trop grande sensibilité en jeu. J'avouë que toutes ses Lettres à ce sujet m'ont fait pitié, j'en ay vû une à Mr le Ballif, et une à Mr le Professeur Rosset du même ton, et dans lesquelles il m'est impossible de le reconnoitre. Quel dommage de se laisser affoiblir ainsi par les plus petites secousses ou de n'avoir pas le Courage d'en arrêter les attaques en disant quelquefois mea culpa. Je n'ay pas vû la dernière pièce du Recueuil des pièces polémiques, dans laquelle on le traite d'Athée, imputation affreuse contre laquelle je ne suis point surpris à la vérité que l'homme Religieux se révolte; et je ne pourrois me résoudre à croire que M. de V. malgré bien des phrases louches et imprudentes, ait mérité cette cruelle Epithéte. Comme il avoit très bien pris ce que j'avois pris la liberté de lui écrire sur l'affaire de Saurin après qu'il m'eût envoié sa réfutation, j'avois été sur le point de tenter de le ramener à lui même sur le dernier Cas: Mais dès que j'ay vû cette chaleur sans mesure, je n'ay eu garde de m'y mêler, surtout après avoir Qui la lecture de votre belle réponse, elle rend inutile toutes les autres.

Nous sommes toujours très occupés du Cas tragique dont Mr le Capitaine de Martines a été la victime déplorable. La Famille du détenu m'a fait beaucoup trop d'honneur en me choisissant pour son parlier et en priant surtout d'entreprendre sa deffence devant le Tribunal qui doit le juger. Si je puis me résoudre à cet acte qui passe mes forces, je tâcherai du moins de ne pas buter contre tant d'écueils.

Nous avons icy M. le Médecin Pregnier qu'on nous a dit être connu et estimé de vous. Si cela est ce sera un moyen sûr de lui donner du Crédit. Votre santé Mon cher Monsieur est elle rétablie, ay je toujours un peu de part à votre amitié, voudrés vous bien me régaler de la Copie de votre Lettre, et mettre toujours au rang de ceux qui vous aiment et vous révèrent le plus Celui qui a l'honneur d'être avec les sentimens les plus distingués

Monsieur

Votre très humble et très obéïsst servr

Seigneux de Correvon