1758-05-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Françoise Paule Huguet de Graffigny.

Je suis bien sensible madame à la marque de confiance que vous me donnez.
Nous pouvons nous dire l'un à l'autre ce que nous pensons du public, de cette mer orageuse que tous les vents agitent, et qui tantôt vous conduit au port, tantôt vous brise contre un écueil, de cette multitude qui juge au hasard de tout, qui élève une statue pour lui casser le nez et qui fait tout à tort et à travers, de ces voix discordantes qui crient hosanna le matin et crucifige le soir, de ces gens qui font du bien et du mal sans savoir ce qu'ils font. Les hommes ne méritent certainemt pas qu'on se livre à leur jugement, et qu'on fasse dépendre son bonheur de leur manière de penser. J'ai tâté de cet abominable esclavage et j'ai heureusement fini par fuir tous les esclavages possibles.

Quand j'ai quelques rogatons tragiques ou comiques dans mon porte-feuille, je me garde de les envoyer à votre parterre, c'est mon vin du cru, je le bois avec mes amis. J'histrionne pour mon plaisir sans avoir ni cabale à craindre, ni caprice à essuyer; il faut vivre un peu pour soi, pour sa société, on est alors en paix; qui se donne au monde est en guerre, et pour faire la guerre il faut qu'il y ait prodigieusement à gagner, sans quoi on la fait en dupe, ce qui est arrivé autrefoisà quelques puissances de ce monde.

Au reste les cabales n'empêcheront jamais que vous ne soyez regardé, madame, comme la personne du monde qui a l'esprit le plus aimable et le meilleur goût. Je n'ose vous prier de m'envoyer votre Grecque, mais je vous avoue pourtant que les lettres de la mère me donnent une grande envie de voir la fille.

Comptez, madame, sur la tendre et respectueuse amitié du Suisse

V.