1760-04-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Vous n'entendez pas si bien l'orthographe ni le plaisir de donner souvent de vos nouvelles, que madame de Sevigne, mais vous écrivez aussi bien qu'elle ma chère nièce.
Jugez combien je suis fâché de recevoir si rarement de vos lettres. Il me semble que vous peignez Paris à merveille. Je vous loue beaucoup d'aller passer deux ans chez vous. Le monde sera peut-être moins fou, moins sot et moins pauvre au bout de deux ans. Que sait on? Je vous avertis que je ne veux donner les Tancredes et les Medimes que quand vous serez revenue. Je ne suis point du tout pressé de m'exposer au parterre de Paris. C'est bien assez que nos enfants nous amusent chez nous, sans les envoyer essuyer les caprices de la multitude. Je suis un peu revenu des vanités de ce monde. Laissons surtout achever la grande pièce qui se joue entre deux impératrices, l'Angleterre, la France et Luc. Luc m'écrit toujours et dit qu'il se battra bien. Il paraît ne rien craindre. Je lui sais bon gré d'avoir envoyé une épître à d'Alembert contre les pédants qui ont proscrit l'Encyclopédie. S'il sait les nouvelles vraies ou fausses qui courent Paris et le monde, il en dira de bonnes. Mais tout ce qu'on dit est il bien véritable? Comment imaginer une telle imprudence? Vous savez que je suis un peu incrédule. Mettez nous, je vous en prie, un peu au fait, non pas de ce qui est, mais de ce qu'on croit. Tout le monde en parle, peu de gens osent écrire, mais une veuve qui va à sa campagne passer deux ans, peut mander hardiment ce qu'elle entend dire, sans rien garantir.

Bonsoir, ma chère enfant, les Délices sont aux pieds d'Hornoy, malgré nos nouvelles terrasses et nos nouveaux appartements. Nous savons ce que nous devons à de puissants seigneurs. Mille amitiés à tout ce qui vous entoure, et surtout portez vous mieux que moi.

V.