[7 June 1775]
J'ai été dimanche dernier à Ferney, et j'en suis revenue hier au soir.
J'ai beaucoup vu m. de Voltaire tout ce temps là, il passa presque toute l'après dîner du premier jour dans le salon, on parla de mille choses qu'il écouta avec intérêt, d'abord de l'émeute sur laquelle je lui appris quelques détails qu'il ignorait. Mon frère en prit occasion de déplorer la perte de m. Le Noir qui l'aimait, qui le traitait à merveille, qui devait lui faire rendre les volumes de l'Encyclopédie et il ne cessa de parler toujours de ses intérêts, quoique m. De Voltaire lui répétât trois fois qu'il ressemblait à cette femme du peuple qui maudissait Colbert toutes les fois qu'elle faisait une omelette, parce qu'il avait mis un impôt sur les œufs. Mon frère lui parla ensuite de son journal et de Linguet, et le vieux patriarche lui dit qu'il était très sensible à tout ce qu'il faisait pour lui, qu'il l'avait toujours regardé pour un homme de génie et un homme de goût; il le blâma cependant d'avoir parlé de m. D'Alembert avec si peu d'égards et tant d'ignorance. J'en pris occasion de dire qu'il respectait ni la vertu ni la vérité, et les éloges que mon frère donnait à sa personne, ajoutant encore au mépris dont je me sentais animé au souvenir de toutes ses violences et de toute sa bassesse, j'en fis un petit résumé à m. De Voltaire; je le lui montrai parmi ses confrères le jour où l'on devait décider de son sort, s'arrachant les cheveux, et s'écriant qu'il était entouré d'assassins; je le lui montrai peint d'après lui même dans sa Théorie du libelle se comparant tantôt à Cassius, tantôt à Hector, et parlant de sa conduite avec le duc D'Aiguillon comme d'un modèle de générosité et d'élévation quoique cette impudence fût démentie par une lettre que le duc avait entre ses mains; enfin les outrages dont il avaitaccablé ses confrères les plus estimables; et m. De Voltaire levait les yeux et les mains au ciel avec tous les signes du plus grand étonnement.
Il revint dans l'après dîner trois ou quatre fois dans le salon, j'allais toujours au devant de lui, je lui prenais les mains, et les lui baisai à plusieurs reprises. ‘Donnez moi votre pied, donnez le moi que je le baise!’ Je lui présentai mon visage, il me dit que sûrement je voulais le gâter, le corrompre. Je lui répondis que c'était lui qui nous gâtait en nous procurant si longtemps le plaisir de le voir, et quand je lui demandais s'il n'était point fatigué il me dit obligeamment, ‘Madame, je vous ai entendue, cela n'est pas possible!’ Vous ne sauriez croire combien il est touché des moindres attentions. Ce même jour il voulait prendre une boîte qui était derrière lui, je m'avançai pour la lui remettre, il se mit presque à mes pieds pour me remercier. Il est également poli pour tout ce qui l'entoure. Made de Sto . . . a auprès d'elle une petite sœur qu'il appelle quinze ans. Cet enfant rit toujours, et le bon vieillard se prête de la meilleure grâce du monde à sa gaité. On lui disait l'autre jour qu'il fallait chercher un mari à quinze ans, pour la fixer à Ferney. ‘Ma foi’, dit il après y avoir un peu rêvé, ‘je ne vois que moi qui lui convienne’. Il dit ce soir même à Made Fl . . . . et à mad. de L . . . . en se regardant dans le miroir, ‘C'est pourtant dommage qu'un jeune et joli garçon comme moi soit obligé de se coucher seul!’ Ces dames l'embrassèrent beaucoup, ‘Dieu vous le rende, mes enfants, dieu vous le rende’, leur dit-il. Le moment où il est de meilleure humeur est le matin; il envoya savoir de mes nouvelles dès qu'il crut que j'étais levée, et je lui fis demander par m. V. la permission de le voir un moment, ce qu'il m'accorda tout de suite: ‘Ah! made, vous faites ce que je devrais faire.’ Je m'assis à côté de son lit, et je causai avec lui près d'une heure. Il me parla beaucoup de Calas. Il a placé sur le mur contre lequel son lit est adossé deux gravures de cette malheureuse famille, l'une est celle que nous avons, l'autre représente la femme et les enfants de Calas embrassant leur père au moment où on va le mener au supplice; on n'a pas besoin ici de l'habileté de l'artiste pour émouvoir, mille sentiments douloureux pénètrent l'âme qui se retrace ce spectacle. Je reprochai à m. De Voltaire de l'avoir mis sous ses yeux; ‘Ah madame pendant onze ans je n'ai été occupé que de cette malheureuse famille, et de celle des Servins, et pendant tout ce temps madame je me suis reproché comme un crime le moindre sourire qui m'est échappé.’ ‘Enfin monsieur vous avez sauvé de la honte tout ce qui en est échappé, combien vous devez jouir de vos bienfaits! Qui a rendu de plus grands, de plus signalés services à l'humanité? Jouissez du bonheur d'être son bienfaiteur!’ Nous avons parlé de mille autres choses, mais il est impossible que je dise tout cela, et il faut bien que je te réserve quelque chose pour quand je te reverrai. ‘Que dirai je à tous vos amis monsieur qui vont tous m'entourer quand je reviendrai?’ ‘Vous leur direz que vous m'avez trouvé dans le tombeau, et que vous m'avez ressuscité.’ Mais made Denis m'a chargé de dire à m.D'Alembert et à m. Delaharpe, qu'elle aime de tout son cœur, qu'il était beaucoup mieux que lorsque m. Dalembert était à Ferney.