Lundi 11 [12] juin [1775]
. . . Mais parlons donc du grand homme par excellence, je ne sais comment j'ai eu le courage de vous parler d'autres plaisirs que ceux dont je lui suis redevable; j'ai regardé comme perdus les jours que j'ai passés sans le voir et je ne l'ai jamais vu qu'avec transport; j'ai été hier au soir souper et coucher à Ferney.
Il avait été malade presque tout le jour, il avait pris médecine, il vint cependant dans le salon quand on lui dit que j'étais arrivée. Il me parut abattu, et reçut avec sensibilité toutes les preuves d'intérêt que je lui donnai; nous causâmes pendant une heure avec lui fort agréablement. Il avait travaillé toute la journée à revoir des épreuves d'une édition que Cramer vient de faire: cette édition fourmillait de fautes à ce qu'il prétendait, et elle contient des choses sur le nouveau parlement qu'il veut absolument adoucir; je vois qu'il le craint, et cela m'afflige; car, quoi de plus affreux [que] de vivre dans les alarmes et surtout à son âge! ‘S'il me tenait’, disait il, ‘il me ferait brûler’. ‘Mr ils n'oseraient’. ‘Eh qui les en empêcherait?’ ‘L'opinion, monsieur, la vénération qu'inspire à toute l'Europe votre génie, vôtre âge et le bien que vous avez fait à l'humanité; croyez, monsieur, qu'ils n'oseraient y attenter, et que tout ce qui existe d'honnête se soulèverait en votre faveur.’ ‘Ah! me on viendrait me voir brûler, et on dirait, peut-être le soir, que c'est bien dommage’. ‘Non, monsieur, non, jamais je ne le souffrirais’, lui dis je, ‘j'irais poignarder le bourreau, ou j'irais me faire brûler à vôtre place’. Il me baise la main, il me dit que je suis une bien aimable enfant. Ce matin j'avais une si grande peur de ne pas le voir avant le dîner (car j'ai dîné à une campagne à une demi lieue de Ferney) que je me suis levée à six heures. Tout le monde dormait encore; je suis entrée dans le salon et j'ai dormi jusqu'à huit, et dès qu'il a envoyé à moi je lui ai fait demander la permission de lui dire bonjour; Vous serez jaloux si vous voulez mais il est certain que j'ai pour lui une véritable passion: j'ai passé trois quarts d'heure avec lui, il était charmant, mais Cramer est venu fort mal à propos interrompre ce tête à tête dans un moment où il me contait une histoire fort intéressante sur m. De R. et sur m. De M. Vous devinerez les noms si vous pouvez; je l'ai revu encore un moment, je venais de me parer. ‘Quelle est cette dame si brillante, si belle qui entre là?’ ‘C'est moi’, et j'ai couru lui baiser les mains. Il me caresse avec la sienne. ‘Mon dieu que vous êtes une aimable enfant! J'ai écrit à votre mari que j'étais amoureux de vous’. ‘Oh! combien vous lui aurez fait de plaisir’; je lui ai dit adieu, Il m'a prié de lui conserver mes bontés, ‘Et vous, conservez vous, et soyez heureux!’ ‘Ah! il n'y a plus de bonheur pour moi, il n'y en a même jamais eu’. Il ne m'a jamais tenu d'autre langage. ‘Je conviens’, lui disais je un jour, ‘que né avec des passions très vives vous avez dû éprouver des chagrins très violents, mais convenez aussi que vous avez eu de bien grandes jouissances; vous aimez la gloire, qui en a jamais plus mérité et plus obtenu?’ ‘Eh madame, je ne savais ce que je voulais, c'était mon joujou, ma poupée’. ‘Nous sommes bien heureux’, lui dis je, ‘que votre poupée n'ait pas seulement servi à votre plaisir, comme il en est de la plupart des hommes, mais qu'elle ait fait les délices de tous ceux qui savent penser et sentir’. Tu me dis de lui parler de m. d'Etalonde. C'est ce que j'ai déjà fait et j'ai été bien touchée de l'intérêt avec lequel il m'en a parlé lui même. Il m'a demandé si j'avais remarqué, le jour où je l'avais vu la première fois, un jeune homme d'une figure douce, honnête, d'un maintien modeste; ‘Je vous demande pardon, je n'avais des yeux que pour vous dans ce moment’. ‘Eh bien faites y attention et sa figure vous peindra son âme’. Je l'ai beaucoup remarqué depuis, et j'ai même beaucoup causé avec lui; il est impossible de le voir sans être indigné et attendri du supplice qu'on lui préparait; il a pour m. De Voltaire toute l'admiration, toute la reconnaissance que l'intérêt qu'il prend à lui doit lui inspirer, et quand il paraît devant son bienfaiteur celui ci lui présente la main. ‘Bonjour, mon cher ami’, et tout cela d'un ton, d'un air tout à fait attendrissant. En vérité c'est le meilleur des hommes; oh! combien je l'admire; je l'aime davantage depuis que je l'ai vu. Avec quels regrets je m'en sépare! Je vais lui faire probablement un dernier adieu demain, mais je ne lui dirai pas tout de suite, cela me ferait trop de peine.