1775-06-07, de Amélie Suard à Jean Baptiste Antoine Suard.

Je viens de passer deux jours chez Monsieur de Voltaire: j'ai donc beaucoup à vous en parler: il passa presque toute l'aprés-dînée du premier jour dans le salon. On parla d'abord de l'émeute sur les grains, sur laquelle je lui appris quelques détails qu'il ignoroit. Un Négociant qui se trouvoit à Ferney en prit occasion de déplorer la perte de Monsieur le Noir qui l'aimoit, qui lui avoit rendu plusieurs services importans, et qu'il étoit au moment de lui en rendre un plus essentiel encore, au moment où il fut renvoyé: enfin il ne cessoit de déplorer cette perte relativement à lui, quoique Monsieur de Voltaire lui répéta trois fois: vous ressemblez à cette femme du peuple qui maudissoit Colbert toutes les fois qu'elle faisoit une omelette, parce qu'il avoit mis un impôt sur les œufs. Ce Négociant se trouvoit encore un ami de Linguet: il en fit un pompeux éloge; et Monsieur de Voltaire, ou par complaisance, ou par sensibilité pour un suffrage qu'il devroit dédaigner, en parla comme d'un homme plein de goût et de génie. Comme mes oreilles étoient un peu blessées par ces mots de goût et de génie accordés, par un de leurs fameux oracles, à un homme qui n'en montra jamais la trace. Je pris la liberté de le combattre: il me sembloit, dis-je à M. de Voltaire, que la base essentielle du génie et même du goût, c étoit le bon esprit, et que jamais je ne le sentois dans Linguet: sa mauvaise foi, ajoutai-je, achevoit de le rendre, pour moi, un Ecrivain insupportable. M. de Voltaire ne défendit pas son opinion par un seul mot. Pourquoi, Monsieur, lui dis-je, adorai-je votre génie? c'est qu'il n'est pas seulement beau, étendu, lumineux, c'est qu'il a toujours la raison pour base; c'est qu'il a encore cette bonne foi qui donne au génie toute sa force et toute sa chaleur; c'est pour cela qu'il a eu des succès si universels; c'est parce que vous aimez véritablement l'humanité, que vous détestez le fanatisme, que vous lui avez arraché son poignard; vous étiez digne d'une pareille victoire; vous avez consacré votre vie entière à l'obtenir; c'est seulement à ceux qui aiment les hommes qu'appartient la gloire d'en être les bienfaiteurs. Linguet est un Ecrivain corrompu dans ses principes de morale, comme dans ses principes politiques: il ne seme que des faussetés, ou des erreurs dangereuses; il ne doit recueillir que des mépris; et j'avoue que vous m'avez affligée en l'honorant de votre suffrage. La bouche de Monsieur de Voltaire resta toujours muette; mais il ne cessa de me regarder avec des yeux dont il est impossible de peindre la finesse et l'obligeante attention. Cependant ce négociant entreprenoit de le défendre et même de le louer encore; ce qui ajoutant au mépris dont je me sentois animée au souvenir de toutes ses bassesses, j'en fis un petit résumé à Monsieur de Voltaire: je lui montrois Linguet, parmi ses confrères, le jour où l'on devoit décider son sort au Palais, s'arrachant les cheveux, et s'écriant qu'il étoit entouré d'assassins. Je le lui montrai peint d'après lui même dans la Théorie du Libelle, se comparant tantôt à Cursius, tantôt à Hector, et parlant de sa conduite, avec le Duc d'Aiguillon, comme d'un modèle de générosité et de grandeur d'âme, quoique cette impudence fût démentie par des lettres que le Duc avoit entre ses mains; enfin je lui parlai des outrages dont il avoit accablé ses confrères les plus estimables; et M. de Voltaire levoit les yeux au Ciel avec les signes du plus grand étonnement.

Il revint plusieurs fois dans le salon cette même après-dînée: ma joie de ces apparitions inattendues me portoit toujours au-devant de lui; toujours je lui prenois les mains et les lui baisai à plusieurs reprises. Donnez-moi votre pied, s'écrioit-il, donnez-moi votre pied, que je le baise: je lui présentai mon visage. Il me reprocha de n'être venue à Ferney que pour le gâter, le corrompre: c'est vous, lui dis-je, qui nous gâtez beaucoup, Monsieur, en vous donnant à nous si longtemps et si souvent: comme je lui montrai quelque inquiétude sur la fatigue qu'il pouvoit en éprouver: Madame, me dit-il, avec une inclination de tête d'une galanterie qu'il n'est pas possible de rendre, je vous ai entendue, cela est impossible.

Cet homme chargé de tant de gloire et de tant d'années qui, en éclaircissant l'Europe, en a encore fait le dieu bienfaisant de Ferney, à qui on pardonneroit de se regarder comme le centre de tous les mouvemens qui l'environne, qui seroit, ce me semble, ma première pensée, mon premier besoin, si j'avois le bonheur qu'une partie du sien me fût confiée, reçoit une prévenance, une marque d'attention comme les autres reçoivent une grâce et une marque de bonté. Ce même jour, il vouloit prendre une tabatière qui se trouvoit sur la cheminée: je vois son mouvement, car je ne puis le perdre de vue; je m'avançai pour la lui remettre: il se mit presque à mes pieds pour me remercier; et il faut voir de quelle grâce cette politesse est accompagnée: cette grâce est dans son maintien, dans son geste, dans tous ses mouvemens: elle tempère aussi le feu de ses regards, dont l'éclat est encore si vif, qu'on pourroit à peine le supporter, s'il n'étoit adouci par une grande sensibilité: ses yeux, comme ceux de l'aigle, semblent s'élever au-dessus de la terre, et me donnant l'idée d'un être sur-humain: mais ces regards ne semblent exprimer que de la bienveillance et l'indulgence lorsqu'ils s'attachent sur sa nièce, comme ils appellent les égards de tout ce qui l'entoure, car c'est presque toujours avec le sourire de l'approbation qu'il l'écoute. Sa bonté attire aussi à Monsieur et Madame de F. des attentions qu'ils ne trouveroient pas ailleurs qu'à Ferney. Madame de F. a avec elle une jeune sœur qui rit de tout, et qui rit toujours. Monsieur de Voltaire l'appelle quinze ans et se prête à sa gaîté enfantine avec une bonté charmante: quelquefois elles vont l'embrasser le soir dans son lit: il se plaint gaiement qu'elles laissent dans une couche solitaire un homme si jeune et si joli. Mais adieu, mon Ami, je vais trouver aussi le mien, car je suis fatiguée, et il faut que je me lève de bonne heure pour ne pas perdre l'occasion de voir notre aimable patriarche dans les momens de sa plus belle humeur.

Monsieur de Voltaire eut la bonté d'envoyer savoir de mes nouvelles dès qu'il sut que j'étois levée; et l'espérance de le voir m'avoit réveillée de bien bonne heure. Je lui fis demander la permission de la voir un moment, qu'il m'accorda tout de suite: dès que je parus il me dis, avec sa grâce ordinaire: ah, Madame, vous faites ce que je devrois faire! Monsieur, j'achèterois d'une partie de ma vie le bonheur que vous m'accordez, et je n'exagérois point en lui parlant ainsi. Je m'assis à côté de son lit qui est de la plus grande simplicité, et de la propreté la plus parfaite. Il étoit sur son séant, droit et ferme comme un jeune homme de vingt ans: il avoit un bon gilet de satin blanc, un bonnet de nuit attaché avec un ruban fort propre: il n'a, dans ce lit, où il travaille toujours, d'autre table à écrire qu'un échiquier: son cabinet me frappa par l'ordre qui y règne: ce n'est pas, comme le vôtre, des livres pêle-mêle et de grands entassemens de papiers: tout y est en ordre, et il sait si bien la place que ses livres occupent, qu'à propos du procès de Monsieur de Guignes, dont nous parlâmes un moment, il voulut consulter un mémoire: Vaniere, dit-il à son Secrétaire, mon cher Vanière, prenez, je vous prie, ce mémoire à la troisième tablette à droite; et le mémoire y étoit en effet. Ce qui abonde le plus sur son Secrétaire, c'est une grande quantité de plumes: je le priai de me permettre d'en prendre une que je garderois comme la plus précieuse des reliques; et il m'aida luimême à chercher une de celles avec laquelle il avoit le plus écrit. Il a à côté de son lit le portrait de Madame du Châtelet, dont il conserve le plus tendre souvenir. Mais dans l'intérieur de son lit il a les deux gravures de la famille des Calas: je ne connoissois pas encore celle qui représente la femme et les enfans de cette victime du fanatisme, embrassant leur père au moment où on va le mener au supplice: elle me fit l'impression la plus douloureuse, et je reprochai à Monsieur de Voltaire de l'avoir placée de manière à l'avoir sans cesse sous ses yeux. Ah! Madame, pendant onze ans j'ai été sans cesse occupé de cette malheureuse famille et de celle des Servants; et pendant tout ce temps, Madame, je me suis reproché, comme un crime, le moindre sourire qui m'est échappé: il me disoit cela avec un accent si vrai, si touchant que j'en étois pénétrée: je lui pris la main, que je baisai; et remplie de vénération et de tendresse, j'arrêtai sa pensée sur tous les biens qu'il avoit fait à ces deux familles, sur les grands, sur les signalés services qu'il avoit rendus à l'humanité, sur le bonheur dont il devoit jouir en se trouvant le bienfaiteur de tant d'hommes, le bienfaiteur du monde entier qui lui devroit de n'être plus souillé par les horreurs du fanatisme.

Il me dit que le triomphe des lumières étoit bien loin d'être assuré: il me parla des arbitres de la destinée des hommes et des préjugés qui avoient entourés leur enfance. La nourrice, me dit-il, fait des traces comme cela, en me montrant la longueur de son bras; et la raison, quand elle arrive à sa suite, n'en fait que de la longueur de mon doigt: non Madame: nous devons tout craindre d'un homme élevé par un fanatique. Ce sujet les conduisit à l'absurdité d'une cause qui avoit produite des maux si longs et si effrayant: il repassa une partie de la vie de Jesus-Christ, s'égaya sur ses miracles, s'indigna contre son fanatisme. Je pris sa défense, comme celle d'un des philosophes que j'aime le plus: je n'avouois de lui, lui disoi-je que ce qui étoit d'accord avec l'ensemble de sa vie; son amour pour les foibles et les malheureux; ces paroles, que plusieurs fois il avoit adressées aux femmes et qui sont ou d'une philosophie sublime, ou de la plus touchante indulgence. Oh! oui, me dit-il, avec un regard et un sourire remplis de la plus aimable malice, vous autres femmes il vous a si bien traitées que vous lui devez de prendre toujours sa défense. Nous avons aussi beaucoup causé de tous nos amis d'Alembert, la Harpe, Saint-Lambert, notre bon Condorcet. Il parle de M. de la Harpe comme de notre espérance pour le théâtre, de M. Condorcet comme du plus digne apôtre de la philosophie: il estime beaucoup les talens et la personne de Monsieur de Saint-Lambert. Je lui ai parlé des journées si douces que j'avois passées dans sa solitude d'Aubonne, de son jardin si plein de fleurs et de fruits, de son amabilité pour ses convives, de cette table si parfaite et si voluptueuse, dirigée par les principes de Sara, et où la raison, le cœur et l'appétit étoient également satisfaits. C'est-là m'a-t-il dit, que je voudrois me transporter préférablement au spectacle, ou au souper des grands Seigneurs: je dînerois à côté de vous et ne serois entouré que d'amis, de votre mari que je veux connoître, après vous avoir vue, et dont les bontés me seront toujours chères: ces bontés, car il se servit de ce mot-là, le rappelèrent à Monsieur de Richelieu qui avoit voulu écarter de l'Académie des hommes si dignes d'en être, l'Abbé de Lille, deux bons Ecrivains et deux hommes sans préjugés. Je sentis tout ce que cette association avoit de flatteur pour vous. Il me parla du Maréchal comme d'un homme qui, après avoir fait une longue route, n'avoit recueilli aucune lumière dans la traversée, et arrivoit à la vieillesse avec toute la frivolité des goûts du premier âge; cela me donna l'occasion de lui citer ces vers:

Qui n'a pas l'esprit de son âge,
De son âge a tout le malheur.

Hélas, Madame, m'a-t-il dit, cela est bien vrai!

C'est tout ce qu'on peut faire que de lui citer un de ces vers. Je n'ai pas encore trouvé le moment de lui parler de ses ouvrages. Bien loin de ressembler à ces hommes dont la conversation, dit Montesquieu, est un miroir qui présente sans cesse leur impertinente figure; jamais je ne l'ai vu encore appeler l'attention sur lui-même: le génie est, je crois, au-dessus de ce misérable besoin d'occuper sans cesse les autres, besoin qui rend la médiocrité si insupportable: satisfait de lui-même, il se repose dans une noble confiance de sa force; il jouit trop de sa pensée pour sentir le besoin continuel d'une puérile vanité: c'est par des choses utiles aux hommes qu'il les attache à son souvenir.

Quand, fatigué d'un long travail, Monsieur de Voltaire entre dans son salon, il se prête à l'objet de la conversation sans chercher à la diriger: si les jeunes femmes causent, il se délasse avec elles, et ajoute à leur gaîté par des plaisanteries vives et aimables: il se donne aux choses et à vous avec la plus grande simplicité: mais s'il arrive de Paris une nouvelle, son âme s'y attache à l'instant tout entière. Comme le soir de mon arrivée Monsieur Audibert lui apprit qu'on venoit de mettre à la Bastille l'Abbé de Lignon et se saisir de tous ses papiers: il versa des larmes sur son malheur et parla, avec la plus vive indignation, de cet acte de despotisme: c'est cette sensibilité si vraie qui me le fait adorer; c'est ce feu sacré qui éclaire et échauffe tout ce qu'il touche; c'est cette sensibilité si vive, si facile à émouvoir qui le transforme, à l'instant, dans la personne opprimée pour lui prêter l'appui de tout son génie, et qui en est le vrai créateur; car je crois, avec Vauvenargues, que le génie vient de l'accord et de l'harmonie entre l'âme et l'esprit. Qui jamais a pris en main la cause des opprimés avec plus de chaleur et l'a poursuivie, à travers les obstacles, avec plus de constance? eh! qu'on ne dise point que c'était la gloire qu'il poursuivoit en cherchant à les sauver, non; c'en étoit le bonheur! L'amour de la gloire se laisse rebuter par toutes les choses où le génie ne peut se montrer; ce n'est que l'amour de l'humanité qui se soumet à cette multitude de détails nécessaires au succès des affaires, et qui peut seul y trouver sa plus douce récompense.

Vous me dites, mon ami, de lui parler de Monsieur Delalonde, pour qui son zèle auprès du Roi de Prusse et de notre Parlement s'exerce sans relâche depuis un an. Je l'ai déjà fait: j'ignorois qu'il fût chez lui; je lui en demandai des nouvelles. N'avez-vous pas remarqué, me dit-il, le jour où je vous vis pour la première fois, un jeune homme d'une figure douce, honnête, d'un maintien modeste? Je vous demande pardon, Monsieur, je n'avois, dans ce moment, d'yeux que pour vous. Eh bien, faites-y attention: sa figure vous peindra son âme. En effet j'ai beaucoup causé depuis avec Monsieur Delalonde qui me paroît aussi digne, par son âme que par son malheur, de tout l'intérêt de Monsieur de Voltaire. Son admiration pour ce grand homme est sans bornes, comme sa reconnoissance; et lorsqu'il paroît devant son beinfaiteur, celui-ci lui présente la main: bonjour, mon cher ami, avec un air de bonté et de tendresse attendrissante: c'est, je crois, le meilleur des hommes. Oh, combien je l'admire! je l'aime davantage depuis que je l'ai vu; avec quel regret je m'en séparerai, sans doute, hélas, pour ne le plus revoir! Que dirai-je à vos amis, lui disois-je, qui, à mon retour, vont tous m'entourer pour me parler de vous? Vous leur direz que vous m'avez trouvé dans le tombeau, et que vous m'avez ressuscité.