1775-06-03, de Amélie Suard à Jean Baptiste Antoine Suard.

Nous sommes allés dîner aujourd'hui, mon ami, chez Monsieur et Madame de Florian, parens de Monsieur de Voltaire, et qui ont une fort jolie maison de campagne auprès de Ferney: ce sont deux personnes qui n'ont d'autre mérite que celui de lui appartenir: M. de Voltaire, qui le sait, sûrement mieux que personne, les traite, cependant, avec une bonté extrême. Je bouillois d'impatience de les quitter après le dîner pour aller voir le grand homme. Monsieur Hennin, notre Résident à Genêve, m'a donné la main.

Après avoir causé un moment avec Madame Denis nous avons été très-promptement admis: nous l'avons trouvé assis au coin du feu, un livre à la main: je lui trouvai l'air abattu, ses yeux qui, la dernière fois, lançoient des éclairs, étoient voilés comme d'un nuage: il me dit, avec ce ton de politesse qui le distingue autant par ses manières qu'il l'est par son génie: ah! Madame, que vous êtes bonne, vous n'abandonnez pas un vieillard, vous daignez le visiter. Conçois-tu rien de plus adorable? lui qui fait grâce à tous ceux qu'il consent à voir, se charger de toute la reconnoissance! Je lui parlai de sa santé: il avoit, me dit-il, mangé des fraises qui lui avoient donné une indigestion: hé bien, en lui prenant la main et en la lui baisant! vous n'en mangerez plus n'est-ce pas? vous vous ménagerez pour vos amis, pour le public dont vous faites les délices: je ferai tout ce que vous voudrez: et comme je continuai mes petites caresses: vous me rendez la vie! qu'elle est aimable, s'écrioit-il, que je suis heureux d'être si misérable! elle ne me traiteroit pas si bien si je n'avois que vingt ans: je lui dis que je ne pourrois l'aimer davantage, et que je serois bien à plaindre de ne pouvoir lui montrer toute la vivacité des sentimens qu'il m'inspire. En effet ces 80 ans mettent ma passion bien à l'aise, sans lui rien faire perdre de sa force. Nous parlâmes de Ferney qu'il a peuplé, qui lui doit son existence; il s'en félicitoit. Je me rappellai ce vers que je lui citai:

J'ai fait un peu de bien, c'est mon plus bel ouvrage.

Notre Résident lui dit que, si jamais ses ouvrages se perdoient, on les retrouveroient tout entiers dans ma tête: ils seront donc corrigés, dit-il, avec une grâce inimitable? et comme il m'avoit abandonné sa main, que je baisai: voyez donc, en baisant la mienne, comme je me laisse faire; c'est que cela est si doux! Je lui demandai ce qu'il pensoit des Barmécides que M. de la Harpe m'avoit chargé de lui porter: il les loua modérément, et me laissa entrevoir qu'il y désiroit beaucoup de choses, sur lesquelles il écriroit à Monsieur de La Harpe. Pour l'Eloge de Pascal, de Monsieur de Condorcet, il me dit: qu'il le trouvoit si beau qu'il en étoit épouvanté: comment donc Monsieur? Oui, Madame, si cet homme-là étoit un si grand homme nous sommes de grands sots, nous autres, de ne pouvoir penser comme lui. Monsieur de Condorcet nous fera un grand tort, s'il fait imprimer cet ouvrage tel qu'il me l'a envoyé: que Racine, ajouta-t-il, fut un bon chrétien, cela n'étoit pas extraordinaire; c'étoit un Poëte, un homme d'imagination; mais Pascal étoit un raisonneur, et il ne faut pas mettre les raisonnemens contre nous: c'étoit, au reste, un enthousiaste malade, et peut-être d'aussi peu de bonne foi que ses antagonistes. Je ne m'avisai point de vouloir lui prouver qu'un grand homme pouvoit encore être un chrétien; j'aimai mieux continuer de l'entendre. Il nous parla de son frère le Janséniste qui avoit, dit-il, un si beau zèle pour le martyre, qu'il disoit un jour à un ami, qui pensoit comme lui, mais qui ne vouloit pas qu'on se permît rien qui exposât à la persécution: 'Parbleu si vous n'avez pas envie de vous faire pendre au moins n'en dégoûtez pas les autres!'

Après avoir passé une heure délicieuse, je craignis d'avoir abusé de sa bonté. Tout le bonheur que je goûte à le voir, à l'entendre cédera toujours à la crainte de la fatiguer. Quand l'intérêt qu'il m'inspire ne m'engageroit pas à veiller tous ses mouvemens, à lui épargner la plus légère contrainte, je les observerois encore par amour-propre; car on m'avoit prévenue qu'il avoit une manière de témoigner sa fatigue que j'aurois toujours soin de prévenir. Il me reconduisit jusqu'à la porte de son cabinet malgré toutes mes instances. Quand j'y fus, je lui dis: Monsieur, je vais faire bientôt un long voyage, donnez-moi, je vous prie, votre bénédiction: je la regarderai comme un plus sûr préservatif contre tous les dangers, que celle de notre Saint Père. Il sourit avec une grâce infinie, appuyé contre la porte de son cabinet, il me regardoit d'un air fin et doux, et paroissoit embarrassé de ce qu'il devoit faire; enfin il me dit: mais je ne puis pas vous bénir de mes trois doigts, j'aime mieux vous passer mes deux bras autour du cou, et il m'a embrassée. Je suis retournée auprès de Madame Denis qui me comble d'honnêtetés. Demain je viendrai diner ici et j'y coucherai: j'ai cédé aux instances de Madame Denis, avec d'autant moins de scrupule, qu'on dit que Monsieur de Voltaire n est jamais plus aimable et de meilleure humeur, que lorsqu'il a pris son caffé à la crême. Il ne paroît plus à table et ne dîne plus; il reste couché presque tout le jour, travaille dans son lit jusqu à huit heures; alors il demande à souper; et depuis trois mois, c'est toujours avec des œufs brouillés qu'il soupe: il y a pourtant toujours une bonne volaille toute prête, en cas qu'il en ait la fantaisie. Tous les Villageois qui passent par Ferney y trouvent aussi un diner prêt et une pièce de vingt-quatre sols pour continuer leur route. Adieu, mon ami; je ne vous parle que du grand homme, lui seul peut m'intéresser ici.