1775-06-09, de Amélie Suard à Jean Baptiste Antoine Suard.

Nous venons de Ferney où nous avons dîné: mon admiration et mon enthousiasme pour M. de Voltaire sont si bien établis que, lorsque j'arrive, on ne parle que de lui. Je lui ai fait demander la permission de le voir un moment avant la promenade que nous devions faire ensemble dans ses bois, et j'ai été bientôt admise. Je suis entrée, je l'ai caressé, je lui ai parlé de lui, car je ne puis guères parler d'autre chose, pendant un bon quart d'heure. C'est comme une passion qui ne peut se soulager que par son expansion. Il m'a donné les noms les plus tendres, m'a appelée sa chère enfant, sa belle reine. Il m'a paru aussi touché que persuadé de ma tendre vénération pour lui. Nous avons parlé ensuite de nos amis communs, de Messieurs d'Alembert, la Harpe, Condorcet. Ce dernier est celui pour lequel il me paroit avoir le plus d'estime et de tendresse. C'est, me dit-il, de tous les hommes celui qui lui ressemble le plus: il a la même haîne, disoit-il, pour l'oppression et le fanatisme, le même zèle pour l'humanité, et le plus de moyens pour la protéger et la défendre. Je goûtois un véritable plaisir d'entendre ce grand homme me parler ainsi de l'ami qui répand un charme si doux sur ma vie. J'ai été bien touchée d'un conseil qu'il a ajouté à ses éloges: conservez cet ami, Madame; c'est celui de tous qui est le plus digne de votre âme et de votre raison. Oh, Monsieur, lui ai-je dit, l'amitié de mon bon Condorcet est pour moi d'un prix audessus de tous les trésors, et je ne la sacrifierois pas à l'empire de l'univers. Il est revenu à vous de lui-même, m'a encore répété qu'il vouloit vous voir. Je lui ai parlé, avec mon âme, des meilleurs amis de mon cœur. Il m'a demandé depuis combien de temps j'étois mariée? il m'a félicitée d'être unie à l'homme que j'avois préféré, et que ma raison auroit encore choisi. Je lui ai montré votre portrait: il vous trouve une figure spirituelle et douce: il n'y a, lui disois-je, pendant qu'il regardoit votre portrait, il n'y a qu'une destinée, Monsieur, qui eût pu balancer, dans mon cœur, celle d'être la femme de Monsieur Suard, c'eût été d'être votre nièce et de vous dévouer ma vie entière. Eh, ma chère enfant, je vous aurois unie, je vous aurois donné ma bénédiction! Il étoit superbe aujourd'hui. Quand je suis arrivée Madame de Luchet m'a dit: Monsieur de Voltaire, Madame, qui sait que vous le trouvez fort beau dans toute sa parure, a mis aujourd'hui sa perruque et sa belle robe de chambre: voyez-vous a-t-elle dit, quand nous sommes sorties du cabinet, comme il est beau? c'est une coquetterie dont vous êtes l'objet. Monsieur de Voltaire sourit avec bonté, et une sorte de honte aimable de s'être prêté à cet enfantillage: ce sourire, si rempli de grâce, me rappela la statue de Pigal, qui en a saisi quelques traces: je lui dis que j'avois été empressée d'aller la voir et que je l'avois baisée. Elle vous l'a bien rendu, n'est-ce pas? et comme je ne répondois qu'en lui baisant les mains; mais ditesmoi donc, avec un ton d'instance, dites-moi donc qu'elle vous l'a rendu: mais il me semble qu'elle en avoit envie. Nous sommes montés en carosse pour parcourir ses bois: j'étois à ses côtés, j'étois dans le ravissement: je tenois une de ses mains que je baisai une douzaine de fois: il me laisse faire parce qu'il voit que c'est un besoin et un bonheur. Nous avions avec nous un Russe qui le félicitoit d'être encore si vivement aimé d'une jeune, et vous pardonnerez l'épithète, et jolie femme. Ah. Monsieur, je dois tout celà à mes quatre-vingts ans! Il se compara au vieux Titon à qui je rendois la vie, que je rajeunissois. Je le voudrois bien, car vous ne vieilliriez plus. Il causa avec Monsieur Soltik of des Russes et de Catherine: il dit que c'est de tous les Souverains de l'Europe celui qui a le plus d'énergie et de tête. Je ne sais s'il a raison; mais sa tête, à lui, telle qu'elle est, me paroît le plus beau phénomène de la nature.

Ses bois qu'il a plantés et qu'il aime beaucoup sont très-vastes; il a fait partout des percées fort agréables: ils nous ont conduits à sa ferme qui est grande, belle et tenue avec une grande propreté. Je le voyois, avec plaisir, parcourir tout son domaine, droit, ferme sur ses jambes et presque leste: il jetoit partout des regards perçans; et en parcourant sa grange, qui est trèslongue, il montra, avec un bâton qu'il tenoit à la main, une réparation à faire au sommet: sa basse-cour présente le même air de propreté; il y a beaucoup de belles vaches, et il a voulu que je busse de leur lait: il a été me le chercher luimême et me l'a présenté avec toutes ses grâces. Vous sentez combien j'étois touchée de tant de bontés et de quel ton je l'en remerciai. Cette petite course étoit une véritable débauche pour lui qui ne sort presque plus de Ferney: aussi dit-il bientôt, qu'il ne se trouvoit pas bien, qu'il désiroit s'en retourner: je trouvois ce besoin bien naturel. Son cabinet est ce qu'il aime le mieux: c'est là qu'il vit, parce que c'est-là qu'il pense; c'est-là aussi qu'il trouve ce repos dont la vieillesse a souvent besoin; aussi loin de le presser de rester un moment de plus, je le pressai de remonter promptement dans son carosse, et lui présentai mon bras, qu'il accepta, pour l'y conduire: mais comme il alloit y monter, il voulut absolument me reconduire jusqu'au mien que nous avions fait suivre. Pourquoi, me dit-il, ne couchez-vous pas à Ferney? quand viendrez-vous me voir? J'aurai ce bonheur Dimanche prochain. Eh bien, je vais donc vivre dans cette espérance: il m'a embrassée. Je vois, avec peine, que les personnes qui l'entourent, et sa nièce même, n'ont point d'indulgence pour les choses qui tiennent à son âge et à sa foiblesse: on le regarde souvent comme un enfant capricieux; comme si, à quatre-vingts ans, il n'étoit pas permis, quand on s'est donné trois heures à la société, de sentir le besoin du repos? n'est-ce pas même un besoin réel? on ne veut presque jamais croire qu'il souffre; il semble qu'on veuille se dispenser de le plaindre: cet air d'insouciance, qui m'a plus frappée encore aujourd'hui, m'a indignée et touchée jusqu'au fond du cœur.