Vendredi au soir [9 June 1775]
Nous venons de Ferney où nous avons diné; mon admiration et mon enthousiasme pour m. De Voltaire est si bien établi que quand j'arrive on ne me parle que de lui.
Je lui ai fait demander la permission de passer dans son cabinet après le dîner. Il n'a encore refusé aucune de mes requêtes; je suis entrée, je l'ai caressé, je lui ai parlé de lui, car je ne puis guère lui parler d'autre chose, pendant un bon quart d'heure. Il m'a embrassée plusieurs fois, et il m'a appelée sa chère enfant, sa belle reine, et il a paru aussi touché que persuadé de l'admiration et du tendre intérêt qu'il m'inspire; il m'a beaucoup parlé de vous, il m'a dit qu'après m'avoir vue il voulait vous voir aussi. Je lui ai promis que vous viendriez le voir cet automne avec m. de Condorcet, m. D'Alembert et m. De La Harpe; vous ne sauriez croire avec quelle estime et quel intérêt il me parle de ces trois amis, combien il s'estimera [ . . .] de les voir encore. Il m'a aussi parlé de m. de St Lambert dont il estime beaucoup les talents, et dont il aime la personne. Il me dit qu'il voudrait pouvoir se transporter quelquefois dans sa solitude philosophique d'Aubonne, à dîner à côté de moi et entouré de tous ses amis, que c'est là qu'il voudrait être préférablement au spectacle ou au souper des grands seigneurs; il avait mis sa perruque aujourd'hui à cause de moi, parce que je lui ai dit que je le trouvais fort joli et plus jeune de vingt ans qu'avec son bonnet de nuit. Il a en vérité l'air d'un seigneur de la cour de Louis quatorze. Il se tient encore à merveille, il n'a pas le dos voûté, et il marche fort lestement pour son âge. Il a les plus beaux yeux du monde, si vifs encore qu'on peut à peine en supporter l'éclat. Il a un air de bonté avec tout cela. Enfin je trouve que la tête de sa statue seule donne l'idée des grâces de sa figure; je lui ai dit que je l'avais baisée quand j'avais été la voir. ‘Elle vous l'a bien rendue n'est-ce pas?’ Mais il me semble qu'elle en avait envie; tu n'imaginerais jamais toutes les galanteries qu'il m'inspire, et toutes les choses aimables qu'il me répond.
Je lui disais en lui parlant de vous qu'il n'y avait qu'une chose que j'eusse plus aimé que d'être votre femme c'était d'être sa nièce pour passer ma vie avec lui, et la lui dévouer toute entière; Ah ma chère enfant je vous aurais unis, je vous aurais donné ma bénédiction; je lui ai montré votre portrait, il vous a trouvé une physionomie douce, fine et jolie, il m'a demandé depuis combien de temps j'étais mariée, et m'a félicité d'avoir épousé un homme que j'aimais. Il m'a promis de vous envoyer toutes ses petites drôleries, il m'a dit que vous luis aviez écrit une lettre charmante.
Nous avons été nous promener dans les bois, j'étais dans son carosse à côté de lui avec m. Solticof, qui l'aime et l'admire presqu'autant que moi, et made de Luchet que m. De Voltaire paraît aimer; je lui ai dit mille douceurs pendant toute la route, et j'ai baisé ses mains une douzaine de fois; il me laisse faire parce qu'il voit que cela me fait plaisir. Ses bois sont très vastes, et il a fait des percées partout fort agréables. Nous sommes allés ensuite à sa ferme qui est dans le meilleur état du monde, une basse cour charmante, beaucoup de belles vaches proprement tenues. J'ai bu du lait chaud que mr De Voltaire m'a présenté lui même. Il a voulu s'en aller de bonne heure, quoi qu'il fît très chaud. Il a dit qu'il était malade, je lui ai donné le bras jusqu'à son carosse, mais à peine y a t-il été qu'il a voulu me reconduire au mien. Il m'a demandé quand je viendrais le voir, pourquoi je ne couchais pas à Ferney? J'ai dit que j'aurais l'honneur de le voir dimanche. Eh bien je vais donc vivre dans cette espérance; il m'a embrassée, et nous nous sommes séparés. Je vois avec peine que ceux qui l'entourent et sa nièce même n'ont point d'indulgence pour les choses qui tiennent à son âge et à sa faiblesse; on le regarde souvent comme un enfant capricieux, comme si à quatre vingt deux ans il n'était pas permis quand on a passé trois heures dans la société de désirer le repos. N'est ce pas même un besoin réel? On ne veut presque jamais croire qu'il souffre, il semble qu'on veuille se dispenser de le plaindre: cet air d'insouciance m'indigne et me touche infiniment.