[c. 25 September 1774]
Mon divin ami, je l'ai lue cette Lettre d'un théologien; elle est d'un homme d'esprit plein d'humeur & d'érudition, qui espadonne sur tout ce qui se trouve sous sa main; il m'a aperçu dans la mêlée, j'ai reçu une estafilade; les louanges qu'il vous donne en ont été le baume.
Tantôt on me reproche d'être ordurier, tantôt on me fait la guerre, parce que les pièces qu'on m'attribue ne sont que des sermons: la Lettre du théologien n'en est pas un sur la charité; par bonheur pour lui, il l'a fait paraître dans un moment où tout Paris est occupé d'événements plus importants. Les injures que se disent les gens de lettres ne sont guère intéressantes pour les vrais citoyens & pour les hommes d'état. Votre auteur, que m. d'Argental s'obstine à ne pas vouloir me nommer, aura le chagrin d'être écrasé par l'exportation & le commerce libre des grains; il doit être piqué de ne pas faire plus de sensation qu'un mauvais opéra comique. M. de Richelieu soutient affirmativement que vous seul, mon divin ami, avez pu composer cette lettre; & lorsque, pour le convaincre du contraire, je lui fais lecture de celles que vous m'écrivez, il prétend que ce sont des preuves de plus. Si on le jugeait comme il vous juge, les faux billets seraient déclarés vrais. Il soutient son affaire aussi lestement qu'il vous accuse; je ne connais point d'homme plus aimble & plus extraordinaire: il soupait avant son départ, à son retour il ne fait que dîner, dans huit jours il se remettra au souper; tout lui réussit, il commande à la nature. Nous ne sommes jamais d'accord quand il vous dénonce; ce n'est pas qu'il en soit persuadé, c'est que cela le divertit: il ne cesse pas de me quereller & de me caresser, de me donner des ridicules & des indigestions. Je le quitte demain pour un mois; je vais en Bourgogne chez m. de S***, qui sera bientôt feu m. de S***, il n'en sera pas plus fâché que je le suis de la Lettre du théologien. Je viens de trouver chez lui m. de Florian; il y était à raison de prendre une troisième femme; j'ai vu les armées en présence: sa prétendue n'est pas trop jolie, assez cependant pour lui donner, comme on le dit fort honnêtement chez Nicolet, une charge de paresseux, parce qu'elle ne demande pas d'exercice. Ma voisine vous adore, & si vous la connaissiez, vous le lui rendriez bien; elle est parvenue à faire des vers charmants, à force de lire les vôtres; elle joue de la harpe beaucoup mieux que David, a la voix aussi étendue que la le Maure; on croit voir Vénus, qui a pris l'air noble de Bellone pour plaire mieux à Mars. Elle est fille du maréchal de L***, & femme du comte T**, que vous avez dû voir brillant comme le soleil. Ayant une semblable amie, on doit se moquer de tous les théologiens; c'est le parti que je prends: & vous, mon divin ami, ne vous affligez ni pour vous ni pour moi, il ne vous arrivera aucun malheur, par conséquent je n'essuierai aucun chagrin.